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ALFRED LOISY
AUTOUR D'UN PETIT LIVRE^
(DEUXIÈME ÉDITION)
113594
PARIS ALPHONSE PICARD ET FILS, ÉDITEURS
8*2, RUE BONAPARTE, 82
1903
UBRARY ST. MARY'S COLLEGE
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AUTOUR D'UN PETIT LIVRE
DU MEME AUTEUR
Histoire du Canon de l'Ancien Testament (1890), 1 v in-8, 260 pages. 5
Histoire du Canon du Nouveau Testament (1891), 1 vc gr. in-8, 305 pages. 15 fi
Histoire critique du texte et des versions de l'Ancie;. Testament (1892-1893), 2 vol. in-8. Épuisé.
Le livre de Jor, traduit de l'hébreu, avec une introduc- tion (1892), 1 vol. in-8. Épuisé.
Les Évangiles synoptiques, traduction et commentaire. Tome Ier (1893-1894), 1 vol. in-8. Épuisé.
Les mythes raryloniens et les premiers chapitres de la Genèse (1901), 1 vol. gr. in-8. Epuisé.
La religion d'Israël (1901), broch. in-8. Epuisé.
Études rirliques, troisième édition (1903), 1 vol. in-8, 240 pages. 3 fr.
Éi udes évangéliques (1902), 1 vol. gr. in-8, xix-333 pages.
7 fr. 50
Le quatrième Évangile, introduction, traduction et com- mentaire (1903), 1 vol. gr. in-8, 960 pages. 15 fr.
Le discours sur la montagne (1903), 1 vol. gr. in-8, 144 pages. 3 fr.
L'Evangile et l'Église, deuxième édition (1903), 1 vol. n-12, xxxiv-280 pages. N'est pas en librairie.
MAÇON, PROTAT FRERES, IMPRIMEURS
AVANT-PROPOS
« Il y a temps de se taire et temps de parler », a dit l'Ecclésiaste. L'auteur d'un petit livre qui a pour titre L' Evangile et l'Eglise croit avoir observé assez longtemps le précepte du silence. Il parle maintenant.
Ce qu'il va dire n'est pas une apolo- gie ; car il estime que ni lui ni son œuvre n'ont besoin de se justifier. Mais quelques remarques semblent à faire touchant ce qui s'est passé à propos du livre, et le livre même peut être complété sur certains points qu'on y a seulement effleurés.
Les Archevêques de Paris t et de Cam- brai 2, les Évêques d'Autun 3, d'Angers 4, de
1. Mgr François-Marie-Benjamin, Cardinal Richard.
2. Mgr Etienne-Marie- Alphonse Sonnois.
3. Mgr Adolphe-Louis-Albert, Cardinal Perraud.
4. Mgr Joseph Rumeau.
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Bayeux *, de Belley 2, de Nancy 3 et de Per- pignan 4, ont prohibé dans leurs diocèses la lecture de U Evangile et V Eglise. Comme prêtre, Fauteur respecte ces jugements. Il songe d'autant moins à les discuter que de tels actes échappent par leur caractère à toute discussion. Par égard pour la censure du Car- dinal Richard, Archevêque de Paris, dans le diocèse duquel son livre était édité, il en a ajourné la seconde édition, qui était sous presse.
L'ordonnance archiépiscopale, datée du 17 janvier 4903, était motivée sur ce que l'ouvrage avait été « publié sans Y imprima- tur exigé par les lois de l'Eglise », et qu'il était .« de nature à troubler gravement la foi des fidèles sur les dogmes fondamentaux de l'enseignement catholique, notamment sur l'autorité des Ecritures et de la tradition,
1 Mgr Léon-Adolphe Amette.
2. Mgr Louis-Henri-Joseph Luçon.
3. Mgr Charles-François Turinaz.
4. Mgr Jules-Marie-Louis de Carsalade du Pont.
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sur la divinité de Jésus-Christ, sur sa science infaillible, sur la rédemption opérée par sa mort, sur sa résurrection, sur l'eucharistie, sur l'institution divine du souverain ponti- ficat et de l'épiscopat ». Gomme il eût été superflu de faire valoir que le livre avait pour objet de défendre toutes ces croyances, sur le terrain de l'histoire, contre la cri- tique protestante, l'auteur écrivit au Car- dinal Archevêque, dans une lettre du 2 février 1903 : « Il va de soi que je con- damne et réprouve toutes les erreurs que l'on a pu déduire de mon livre, en se plaçant, pour l'interpréter, à un point de vue tout différent de celui où j'avais dû me mettre et m'étais mis pour le composer. »
D'aucuns ont jugé cette « rétractation » insuffisante. C'est qu'il n'y avait pas, il ne pouvait pas y avoir de rétractation. L'auteur condamnait bien volontiers tous les contre- sens que l'on commettait sur son texte, en prenant pour un système de doctrine théo- logique ce oui était un modeste essai de
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construction historique. Il avait utilisé les Evangiles comme documents d'histoire, selon les garanties que présentent les divers éléments qui y sont entrés : il ne touchait pas au dogme de l'inspiration biblique, ni à l'autorité qui appartient à l'Église pour l'in- terprétation dogmatique de l'Écriture. Il s'était efforcé de peindre la physionomie his- torique du Sauveur : il ne formulait aucune définition touchant le rapport transcendant du Christ avec la Divinité. Il avait analysé l'enseignement de Jésus touchant le royaume des cieux et son prochain avènement : il n'en tirait aucune conclusion par rapport à la question théologique de la science du Christ. Il avait attribué à saint Paul la con- ception théorique de la rédemption : il se gar- dait bien de contester que Jésus fût le Sau- veur de l'humanité. Il avait observé que la résurrection du Christ n'est pas un fait d'ordre proprement historique et qu'elle n'est pas rigoureusement démontrée en cette qualité : il ne niait pas que le Christ
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fût ressuscité. Il avait tâché de marquer la relation historique des sacrements chrétiens, notamment de l'eucharistie, celle de la hiérar- chie ecclésiastique, du pontificat romain et de l'épiscopat, avec la réalité de l'Evangile et les circonstances dans lesquelles le christia- nisme est né et a grandi : il ne mettait aucu- nement en doute la légitimité de la doctrine catholique touchant l'institution divine de l'Eglise et des sacrements. Il s'était borné à exposer l'état et la signification des témoi- gnages, s'occupantde ce qui est matière d'his- toire, réservant ce qui est matière de foi.
Sa lettre au Cardinal Richard n'était pas un désaveu de ses opinions d'historien, mais un acte de déférence respectueuse, en conformité avec la discipline ecclésiastique. Elle relevait discrètementlaméprise où étaient tombés tous ceux qui avaient voulu prendre la description historique de l'Évangile pour une série d'ob- jections contre les dogmes catholiques, et elle maintenait toutes les conclusions du livre sur ce qui était son objet véritable. Ébauche d'his-
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toire, le petit livre était soumis à l'apprécia- tion de toutes les personnes compétentes, qui étaient libres de le critiquer, selon qu'elles en étaient capables, et d'en faire le profit qui leur convenait. Si l'Archevêque de Paris et d'autres Prélats en jugeaient la lecture particulièrement troublante pour leurs diocésains, cette circonstance ne chan- geait pas l'état des questions, et comme elle n'apprenait rien à l'auteur, celui-ci ne pou- vait faire dépendre l'amélioration de son œuvre que du progrès ultérieur de ses recherches.
La première condition du travail scienti- fique est la liberté. Le premier devoir du savant, catholique ou non, est la sincérité. L'auteur de L'Évangile et V Église avait traité des origines chétiennes selon son droit d'historien, et sous sa responsabilité person- nelle. Il avoue ne posséder point, dans le chétif répertoire de ses connaissances, l'idée de la science approuvée par les supérieurs. Il ne mettait pas au jour une Histoire sainte
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à l'usage des catéchistes, ni un manuel de théologie pour les séminaires, sortes de publications que l'Eglise ne peut se dispen- ser de contrôler directement ; mais il adres- sait, comme simple particulier, depuis longtemps adonné à l'étude historique de la Bible, une réponse, aussi critique et scienti- fique que possible, à un savant protestant, très connu, qui avait voulu définir par l'his- toire l'essence du christianisme. C'est pour- quoi il n'avait pas vu, et il ne voit pas encore ce qu'auraient signifié, en tête de ce travail, le suffrage d'un censeur théolo- gique et l'approbation d'un Evêque.
Pour satisfaire ceux qui l'ont blâmé, il lui aurait fallu détruire le caractère his- torique de son livre, c'est-à-dire le rendre inutile pour le but qu'il se proposait. Chose plus grave, il aurait dû remplacer bien des opinions, qu'il croit historiquement vraies, par d'autres qu'il croit fausses et qui peut- être le sont.
En novembre 1893, professeur à l'Institut
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catholique de Paris, il fut, sans autre expli- cation, privé de sa chaire par les Evêques protecteurs de cet Institut, pour avoir fait paraître, dans L'enseignement biblique, une revue qui comptait environ deux cents abon- nés, les lignes suivantes :
Le Pentateuque, en l'état où il nous est par- venu, ne peut pas être l'œuvre de Moïse.
Les premiers chapitres de la Genèse ne con- tiennent pas une histoire exacte et réelle des origines de l'humanité.
Tous les livres de l'Ancien Testament et les diverses parties de chaque livre n'ont pas le même caractère historique. Tous les livres historiques de l'Ecriture, même ceux du Nouveau Testament, ont été rédigés selon des procédés plus libres que ceux de l'historiographie moderne, et une certaine liberté dans l'interprétation est la con- séquence légitime de la liberté qui règne dans la composition.
L'histoire de la doctrine religieuse contenue dans la Bible accuse un développement réel de cette doctrine dans tous les éléments qui la constituent : notion de Dieu, de la destinée humaine, des lois morales.
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A peine est-il besoin d'ajouter que, pour l'exé- gèse indépendante, les Livres saints, en tout ce qui regarde la science de la nature, ne s'élèvent pas au-dessus des opinions communes de l'anti- quité, et que ces opinions ont laissé leurs traces dans les écrits et même dans les croyances bibliques.
Depuis lors, on a pu voir que ces proposi- tions scandaleuses étaient des vérités élémen- taires. Elles ont été reprises (Dieu me pré- serve de dire que quelqu'un les a emprun- tées!), sous une forme ou sous une autre, en ces dix dernières années, par les exégètes catholiques les plus recommandables, je veux dire par un bon nombre de ceux que la confiance du Pape Léon XIII a fait récem- ment entrer dans la commission pontificale des Etudes bibliques.
En octobre 1900, l'ex-professeur com- mençait, dans la Revue du clergé français, une série d'articles sur la religion d'Israël. Le Cardinal Archevêque de Paris interdit cette publication, déclarant que le premier
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article était contraire à la Constitution Dei Fîlius, du concile du Vatican, et à l'En- cyclique Providentissimus Deus, du Pape Léon XIII, sur les études d'Écriture sainte. En quoi consistait cette contradiction, l'auteur ne l'a jamais su. L'historicité des premiers chapitres de la Genèse était encore en cause, et sans doute on avait cru en danger l'autorité de l'Ecriture et les fonde- ments de la révélation, parce qu'il avouait, parlant en historien, manquer d'informations sur tes premiers temps de l'humanité, ne trouver dans la Bible que des données fort incertaines et incomplètes sur l'histoire d'Israël avant les rois, reconstituer par con- jecture et selon la vraisemblance historique le milieu où est né le monothéisme israélite. Cependant aucun savant sérieux, même catholique, ne voudrait dater la création du monde, comme fait encore le catéchisme du diocèse de Paris, ni soutenir que la Bible contient réellement les annales de l'huma- nité, depuis le commencement jusqu'à
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Abraham et jusqu'à Moïse, ni se vanter de connaître les circonstances historiques de l'exode des Hébreux, ni contester que les pratiques du culte israélite, analogues à celles des. peuples voisins d'Israël et plus anciens que lui, en dépendent plus ou moins par leur origine.
Celui qui se permet de rappeler ces faits n'entend pas se plaindre d'actes épiscopaux qu'il respecte et apprécie exactement comme la condamnation de E Evangile et l'Eglise ; mais il croit pouvoir tirer du passé quelque lumière et quelque consolation parmi les difficultés du présent. Il ne peut regret- ter de n'avoir pas su mentir pour complaire à une autorité qui semblait ne voir que son droit et ne soupçonner pas la situation faite à l'exégèse, à l'apologétique, à la théo- logie catholiques; par les progrès de la cri- tique scripturaire et le mouvement général de la science moderne.
Car, il faut bien le dire une fois pour toutes, c'était un sort terrible, il y a quinze
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ou vingt ans, que celui d'un prêtre appelé à étudier et à pratiquer scientifiquement l'exégèse biblique, si ce prêtre avait l'es- prit ouvert et la parole sincère. Ce qui se révélait à lui était un champ d'études immense et que l'enseignement reçu lui avait à peine laissé deviner ; c'était le travail in- complet, mais énorme cependant, qui a été accompli déjà par l'exégèse protestante et rationaliste; c'était la résurrection, confuse encore mais qui tendait à devenir de plus en plus nette, d'une histoire grandiose, celle des origines chrétiennes, histoire que les siècles passés ne connaissaient et ne comprenaient pas mieux, comme histoire, que celle de la haute antiquité orientale, grecque et romaine; c'était la nécessité, pour les catholiques, de contribuer à cette résurrection comme à tout autre développe^ ment du savoir humain, sous peine de s'excommunier eux-mêmes de la société intellectuelle et de préparer pour l'avenir prochain une crise bien plus redoutable
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que toutes celles que la foi chrétienne a traversées depuis qu'elle existe.
Les hommes les plus éclairés de la géné- ration précédente qui avaient entrevu cette tâche difficile s'étaient bornés à de timides essais. Il semble même que quelques- uns aient désespéré de l'avenir du catho- licisme dans notre pays et qu'ils aient pris H leur parti de mourir, honorablement et tranquillement, sur des positions qu'ils savaient n'être pas tenables. Une difficulté les paralysait. Le nom vénérable de tradi- tion, presque synonyme de foi catholique, leur semblait couvrir, comme un bouclier impénétrable, tout l'héritage du passé, et ils n'ignoraient pas que les meneurs de l'opi- nion ecclésiastique (je ne dis pas les chefs de l'Eglise) n'étaient pas disposés à voir les exi- gences d'une évolution intellectuelle qui ne les atteignait en aucune façon. Quel destin avaient eu les représentants du libéralisme politique? Quel accueil avait été fait aux tentatives de libéralisme intellectuel? Il ne
A. Loisy. — Autour d'un petit tivre, B
« — xvni
s^agissait plus de libéralisme théorique ; il s'agissait de liberté à pratiquer, de vérité à connaître. Mais tout n'est-il pas libéralisme et concession à Terreur, pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent rien apprendre en dehors de leur prétendue tra- dition, rien comprendre de ce qui ne flatte pas leur insatiable appétit de domination? Malgré tout et malgré tous, un mouve- ment commença de divers côtés en même temps, et comme il était impérieusement commandé par les circonstances, il dura et grandit, à travers toutes les oppositions. Toutes les questions furent soulevées Tune après l'autre : d'abord celle de l'inspiration biblique, puis celles de l'origine du Penta- teuque , du caractère des livres histo- riques de l'Ancien Testament, de l'origine et du caractère des Evangiles, principalement de l'Evangile selon saint Jean, enfin, la ques- tion du dogme, de son origine et de son déve- loppement, le rapport de l'Eglise à l'Évan- gile, et la philosophie générale de la reli-
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gion. Cette lutte pour la vérité n'était pas une bataille rangée, mais un combat de francs-tireurs, où chacun payait de sa per- sonne et ne répondait que de soi. Seulement les francs-tireurs n'en voulaient qu'à des conceptions non scientifiques et qui tom- baient d'elles-mêmes, tandis que leurs adver- saires s'attaquaient à eux et, pour simplifier la réfutation, sollicitaient l'autorité d'agir contre eux.
Spectacle peu glorieux pour l'Eglise de France que celui de cette poursuite où les travailleurs désintéressés semblent traqués comme des bêtes dangereuses ! Depuis une dizaine d'années, sans appui du côté du monde, qui aurait pourtant quelque raison de les soutenir, ils lèvent les yeux vers les trônes où siègent les Evêques préposés par l'Esprit -Saint au gouvernement de l'Église de Dieu : sous la croix pectorale n'y a-t-il pas le cœur d'un père, et sous la mitre d'or l'intelligence d'un docteur ? Ils se demandent si ces princes de
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la sainte cité ne compatiront pas à leur an- goisse, s'ils n'encourageront pas leurs efforts, s'ils ne comprendront pas les aspirations du siècle qui marche, laissant l'Église loin der- rière lui. A de rares et honorables exceptions près, ceux qui sont assis sur les trônes restent immobiles et froids, comme si le prêtre homme de science leur était devenu étran- ger et suspect. Il ne leur vient même pas en pensée de l'interroger. « Un évêque ne dis- cute pas, il ne réfute pas, il condamne », disait naguère un des Prélats qui ont cen- suré U Evangile et l'Eglise. En effet, l'on voit, de temps en temps, l'Evêque allonger sa crosse, non pour guider l'exégèle qui peine et qui s'épuise à réparer la négligence des temps passés, mais pour le frapper avec solennité.
Il s'est trouvé que celui qu'on vou- lait surtout abattre était un exégète fan- tôme, qui avait derrière lui une idée. Chaque fois qu'il a mordu la poussière, l'Idée s'est relevée l'instant d'après, sou-
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riante et forte, et l'ombre d'exég ète a conti- nué ses périlleux exercices. On ne tue pas les idées à coups de bâton.
Le Pape Léon XIII avait pensé enfin qu'il convenait de consulter les exégètes sur les affaires d'exégèse, comme on consulte les médecins sur les maladies, et les avocats sur les procès ; il avait également compris qu'il était prudent maintenant d'étudier à fond la matière, avant de porter des jugements. Cette sage conduite sera tôt ou tard imitée en France. On s'apercevra peut-être un jour que ce n'était pas pour avoir cédé aux séduc- tions d'une fausse science, ou pour être doués d'un esprit inquiet et mal équilibré, ou par manque de docilité aux instructions pon- tificales, par défaut de respect envers les Evêques et de dévouement à l'Eglise, que des écrivains catholiques ont osé trai- ter scientifiquement tous les problèmes que la science non catholique a soulevés à propos de la religion. Il n'était que temps de pourvoir au besoin des intelli-
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gences, et si les efforts qu'on a tentés n'ont donné encore que des résultats imparfaits, c'est la condition de toute œuvre humaine. Le devoir était d'essayer; si l'on considère la nature de l'œuvre à réaliser, ce ne peut pas être un crime de n'avoir réussi qu'à demi.
La situation est telle que le silence ou la réserve des savants catholiques sur certaines questions particulièrement délicates ne sau- raient contribuer à la paix des consciences. Les points d'interrogation se posent d'eux- mêmes devant l'esprit de nos contemporains. C'est, avant tout, cet état des choses qui « trouble gravement la foi des fidèles sur les dogmes fondamentaux de l'enseignement catholique ». Si l'on n'explique pas à ceux qui sont capables de réflexion la réalité des faits, ils s'instruisent dans les livres des protestants et des incrédules, et l'attitude même de certaines autorités ecclésiastiques peut les induire à penser que la croyance officielle de l'Eglise est en contradiction avec
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l'histoire, que la foi catholique est incompa- tible avec la connaissance de la vérité sur les origines du christianisme. Ce qui inquiète l'esprit de ces fidèles au sujet de l'Ecriture, c'est l'impossibilité où un homme, jugeant selon le sens commun, se trouve de conci- lier ce qu'on voit que la Bible est comme livre, et ce que nos théologiens semblent affirmer de sa vérité absolue et universelle. Ce qui inquiète l'esprit de ces fidèles au sujet de la tradition, c'est l'impossibilité de conci- lier l'évolution historique de la doctrine chrétienne avec ce que nos théologiens semblent affirmer de son immutabilité. Ce qui inquiète l'esprit de ces fidèles sur la divinité du Christ et « sa science infaillible », c'est Timpossibilité de concilier le sens naturel des textes évangéliques les plus certains avec ce que nos théologiens enseignent ou semblent enseigner touchant la conscience et la science de Jésus. Ce qui inquiète l'esprit de ces fidèles sur la rédemption opérée parla mort du Christ, c'est l'impossibilité de regarder comme adé-
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quaie à l'économie du salut une théorie con- çue dans l'ignorance de ce qu'a été l'histoire de l'homme sur la terre et celle de la reli- gion dans l'humanité. Ce qui inquiète l'esprit de ces fidèles au sujet de la résurrection du Christ, c'est la simple lecture des Evangiles, en regard de l'assurance avec laquelle nos apo- logistes proclament l'accord absolu des témoi- gnages, le caractère et la certitude historiques du fait. Ce qui inquiète l'esprit de ces fidèles au sujet de l'eucharistie, de l'institution pon- tificale et de l'épiscopat, c'est la violence qu'ils ont besoin de se faire, qu'ils ne peuvent plus venir à bout de se faire, pour voir dans les textes évangéliques la défini- tion pleine et entière de ces choses, relati- vement à l'état présent de la doctrine ecclé- siastique.
Cette inquiétude est allée grandissant depuis près d'un siècle, à mesure que pro- gressait dans notre monde civilisé la con- naissance de l'univers et celle de l'anti- quité. Le progrès de la science pose en des
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termes nouveaux le problème de Dieu. Le progrès de l'histoire pose en des termes nou- veaux le problème du Christ et le problème de l'Eglise. C'est ce triple problème qui s'im- pose à la considération des penseurs catho- liques. Il existe indépendamment du malheu- reux opuscule autour duquel on a fait tant de bruit. L'auteur de L'Evangile et V Eglise n'en a traité qu'une partie, et de cette par- tie il n'a esquissé qu'un aspect : le rapport historique de l'Eglise à l'Evangile. Etant donné ce qu'a été l'Evangile de Jésus, com- ment apprécier, au point de vue de l'histoire, le développement chrétien et catholique? Il serait parfaitement absurde de dire que le livre a soulevé cette question, qui existe depuis Luther et qui a pris seulement une forme nouvelle, en ces derniers temps, à rai- son du travail critique sur les Evangiles. Il s'agit maintenant, en effet, de voir comment l'Evangile, qui annonçait le prochain avène- ment du royaume de Dieu, a produit la reli- gion chrétienne et l'Église catholique. Pro-
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blême complexe, qui ne peut comporter une solution simple.
Une réponse toute faite existe : Jésus, au cours de son existence terrestre, a positive- ment institué l'Eglise telle que nous la con- naissons, avec son Pape et ses Évêques, le symbole de sa doctrine et les sacrements de son culte. Si cette réponse ne se trouve pas dans Lï Évangile et V Eglise, c'est qu'on n'avait pas voulu l'y mettre ; et on ne Favait pas voulu parce qu'on ne le pouvait pas. Pour l'historien, l'Eglise fait suite à l'Evangile de Jésus ; elle n'est pas formelle- ment dans l'Evangile. Elle en a procédé par une évolution nécessaire dont on a seule- ment à vérifier les conditions. L'inquiétude de la foi, sur ce point particulier, résulte de l'incompatibilité qui apparaît entre la réponse toute faite, dont on vient de parler,
et la réalité de l'histoire.
«
On avait essayé de montrer que l'Eglise a été réellement instituée par le Christ, parce qu'elle n'est, en un sens très vrai,
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que l'Evangile continué et le royaume des cieux réalisé ; toute l'institution ecclésias- tique, hiérarchie, dogme et culte, se justifiait, à Tégard de la continuité historique, comme un développement du service de l'Evangile et un accomplissement du royaume cé- leste. Ainsi l'Église n'était pas seulement la suite inévitable, mais la suite légitime de TEvangile. Quant à la vérité divine de l'Évan- gile et de l'Église, l'objet du livre n'était pas de la démontrer, attendu que l'histoire, à elle seule, ne fournit pas la preuve de cette vérité, qui n'est pas tout entière à la surface des choses, dans ce qui s'offre à l'expérience critique, mais principalement dans leur vie intime et dans l'action de l'Évangile sur les âmes.
L'on proposait donc une explication, incomplète en soi, mais que l'on jugeait suf- fisante comme aperçu historique, du mouve- ment chrétien, à partir de l'Évangile. Si cette explication est défectueuse, c'est par des travaux de même ordre et plus satisfai-
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sants, que ses imperfections pourront être corrigées. Quand même elle serait radicale- ment fausse, il resterait à trouver l'explica- tion vraie des faits anciens, et à montrer comment la doctrine de l'Eglise n'y contre- dit pas. Il faut rassurer la foi des catho- liques sur l'autorité des Ecritures, en leur faisant connaître ce qu'est la Bible et quel genre de vérité l'Eglise veut lui attri- buer. IL faut rassurer cette foi sur l'autorité de la tradition, en découvrant au croyant la puissante vitalité de la doctrine et la possi- bilité de son progrès. Il faut rassurer la. foi sur la divinité du Christ, en interprétant l'Evangile et les documents de l'antiquité ecclésiastique selon les règles que l'on a maintenant coutume d'appliquer à tous les textes humains, eten tenant compte du mou- vement de la pensée contemporaine dans l'ordre philosophique. Il faut rassurer la foi sur la question de la rédemption et du salut, en cherchant, derrière les formules et même les idées antiques, le principe d'éternelle
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vérité qu'elles recouvrent, une interpréta- tion du fait religieux dans l'humanité, une idée intelligible du rôle qui appartient au Christ dans la révélation de Dieu et la régé- nération morale de l'homme . Il faut rassurer la foi touchant la résurrection du Sauveur et sa présence eucharistique, en pénétrant davantage le mystère du Christ immortel, vivant en Dieu et dans son œuvre. Il faut rassurer la foi touchant l'institution divine de la papauté romaine et de l'épiscopat, en déter- minant leur place traditionnelle et leur rai- son d'être permanente dans l'Église du Christ.
Ce résultat, sans doute, pourra être obtenu sans que l'on accable sous les censures et la diffamation ceux qui, voués à l'étude scien- tifique de la religion et soucieux de l'avenir du catholicisme en France, tiennent à rester des savants sincères et de loyaux serviteurs de l'Eglise. On a pu voir, il n'y a pas très longtemps, un publiciste vulgaire, qui avait voulu prendre la mesure de la crédu-
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lité catholique, entretenir, pendant des années, le clergé et les fidèles, de fictions ineptes et ridicules. La mystification dura tant qu'il plut au mystificateur de la prolon- ger. Cette propagande de mensonge et d'in- sanité, a pu se produire et se perpétuer sans que les Evêques de France aient proféré publiquement un seul mot de réprobation. Les diocésains du Cardinal Archevêque de Paris, à qui la lecture de IJ Evangile et V Église est défendue, ont toujours été et sont encore autorisés à s'édifier dans les œuvres catho- liques de Léo Taxil. Peut-être serait-il oppor- tun de ne pas trop donner à penser qu'il est permis d'exploiter l'ignorance et le fanatisme de la masse croyante, mais non de vouloir y remédier, et qu'un peu de franc savoir rend un homme plus nuisible au catholi- cisme de nos jours que l'audace la plus effrénée dans l'invention de rêveries mal- saines.
Des attaques dirigées contre son livre, dans plusieurs journaux et revues catholiques
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de notre pays, l'auteur n'a rien à dire, si ce n'est qu'il n'y répondra pas. Autant qu'il est en lui, il ne veut avoir part ni aux senti- ments ni à l'esprit qui caractérisent les principaux documents de cette polémique.
Les lettres qui constituent le présent volume tendent à éclaircir soit la question biblique en général, soit la méthode qui a été suivie dans L'Evangile et V Eglise, soit quelques sujets importants qui ont été à peine abordés dans ce livre, à savoir l'origine et l'autorité des Evangiles, la divinité de Jésus- Christ, ou qui y ont été sommairement trai- tés, comme l'institution de l'Eglise et des sacrements, l'autorité des dogmes.
L'auteur avait adressé L Evangile et V Eglise au « lecteur de bonne foi ». Il fait de même pour les explications qu'il publie maintenant, comme il a publié le précédent livre, selon le droit qu'il croit avoir de dire sa pensée, surtout après qu'on l'a travestie, et sous sa propre responsabilité. Il s'était proposé d'y joindre un examen critique des
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récits de la résurrection du Sauveur, dans les quatre Evangiles. Mais il a jugé, à la réflexion, qu'il en avait dit assez sur ce point et que ses conclusions n'avaient pas besoin de commen- taire.
Ecrivant en France, c'est-à-dire en un pays de libre discussion, où la science indépen- dante a eu des représentants plus brillants et plus écoutés que ceux de l'exégèse tradition- nelle, il n'a pas à craindre de surprendre ses lecteurs, même catholiques, en posant devant eux des problèmes nouveaux et déconcertants pour leur foi. Il se ferait scrupule et il aurait honte d'inquiéter les âmes simples dansla pai- sible possession de leur croyance. Mais il est convaincu, à tort ou à raison, qu'il y a, dans le catholicisme français, trop de personnes, et depuis trop longtemps, qui n'ont pas assez peur de scandaliser les savants. A chacun sa clientèle. Les vrais et bons ignorants ne le lisent pas. Si des ignorants qui devraient savoir, et qui veulent toujours ignorer, viennent chercher dans ces pages de quoi
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s'étonner et s'indigner, ils seront servis à sou- hait. D'autres pourront trouver cette publica- tion inopportune. Mais « importun » et « inop- portun » ne sont pas synonymes. L'on avoue humblement ici n'avoir que trop mérité jus- qu'à présent le premier de ces qualificatifs ; on croirait pouvoir contester le second.
L'on n'entend point, d'ailleurs, faire de la question biblique le problème religieux ou la question catholique par excellence. D'autres questions non moins graves, plus directement pratiques, sollicitent l'attention des chefs de l'Église et celle de tous les catho- liquessincères. Mais certainshommes d'action doivent beaucoup s'illusionner en se persua- dant qu'une telle question est accessoire et qu'elle pourrait être bien vite réglée par des procédés analogues à ceux qui ont été employés jadis conlre Galilée et contre Richard Simon.
Ces expériences n'ont rien d'encoura- geant. La question biblique, disons-le puisque plusieurs semblent ne pas le corn-
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prendre, la question biblique tient à la ques- tion capitale de la formation intellectuelle des catholiques, à la question du régime intellectuel de l'Eglise . Pour subsister en France, le catholicisme a besoin, certes, de n'être pas un parti de réaction, soit dans l'ordre politique, soit dans l'ordre social. Cette condition, néanmoins, ne suffit pas, ou plutôt elle est irréalisable, et le catholicisme sera, par la force des choses, un parti, ce qu'il ne doit pas être, et un parti réaction- naire, voué à un affaiblissement incurable et à une ruine fatale, tant que l'enseigne- ment ecclésiastique paraîtra vouloir imposer aux esprits une conception du monde et de l'histoire humaine qui ne s'accorde pas avec celle qu'a produite le travail scientifique des derniers siècles ; tant que les fidèles seront entretenus dans la crainte de mal penser et d'offenser Dieu, en pensant simplement, et en admettant, dans Tordre de la philosophie, de la science et de l'histoire, des conclusions et des hypothèses que n'ont pas prévues les
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théologiens du moyen âge ; tant que le savant catholique aura l'air d'être un enfant tenu en lisière et qui ne peut faire un pas en avant sans être battu par sa nourrice. Une forma- tion spéciale et défectueuse crée nécessaire- ment une mentalité particulière et infé- rieure, laquelle entraîne après soi l'es- prit de parti, la défiance à l'égard de ce qui est vraiment lumière et progrès. La plus sage des politiques, la plus généreuse sollici- tude pour les classes populaires n'assure- raient pas chez nous l'avenir du catholicisme, si le catholicisme qui, étant une religion, est d'abord une foi, se présentait sous les appa- rences d'une doctrine et d'une discipline opposées au libre essor de l'esprit humain," déjà minées par la science, isolées et iso- lantes au milieu du monde qui veut vivre, s'instruire et progresser en tout.
On doit avoir le droit de dire ces choses, quand on a employé sa vie à montrer que la profession de catholicisme est compatible avec le plein exercice de la raison et les libres
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recherches de la critique. On a écrit U Évan- gile et V Eglise afin d'expliquer comment le principe catholique, en vertu de son inépui- sable fécondité, peut s'adapter à toutes les formes du progrès humain. Mais l'adaptation, dans le passé, ne s'est jamais faite sans effort. Il en sera de même à l'avenir.
AUTOUR D'UN PETIT LIVRE
LETTRE A UN CURE-DOYEN si k l'origine et l'objet du petit livre
Cher Monsieur le Doyen,
Vous souvient-il de la confusion que j'éprou- vai, un certain jour, il y a bien longtemps, vingt-huit ans ! lorsque, professeur aussi curieux que bienveillant, vous eûtes l'idée de jeter les yeux sur un papier que je griffonnais au moment où vous pénétriez dans ma chambre de sémina- riste ? Je n'avais pas eu le temps de le cacher, mais peut-être en avais-je trahi l'envie par un geste imprudent. Quand je pense à ce qu'il vous fut donné de lire, j'en rougis encore. Cela com- mençait en manière de titre : « Autorité et liberté, par A. L. » Vous eûtes la charité de ne pas rire, et vous me dîtes gravement : « Cet ouvrage est déjà fait. » Vous aviez pressenti A. Loisy. — Autour d'un petit livre. I
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Técueil de ma vie et découvert mon péché domi- nant, certain appétit naturel pour l'encre d'im- primerie et pour les questions dangereuses.
L'apparition de L'Evangile et V Eglise n'a donc pas dû vous surprendre. Vous êtes tout désigné pour recevoir l'aveu des motifs particu- liers qui m'ont conduit à écrire ce livre et à l'écrire tel qu'il est.
On parle peu de M. A. Harnack dans votre paisible paroisse. Mais vous n'ignorez pas le retentissement considérable que les conférences du célèbre professeur de Berlin, sur L'essence du christianisme, ont eu dans le monde protestant et même chez les catholiques. Je vous sais fort capable d'avoir lu ce livre, sans le montrer aux curés de votre canton .; et si vous l'avez lu, vous n'aurez pas manqué d'y reconnaître un effort considérable et heureux, en un certain sens, pour donner au protestantisme une doctrine déiînie et un fondement solide. En tant qu'ex- pression du christianisme primitif, le système du savant conférencier est tout à fait défec-
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tueux, disons radicalement faux. En tant que formule du protestantisme, il est logique, équi- libré, tout simplement parce qu'il n'a retenu de l'Evangile que ce qui peut s'accorder avec le principe de la Réforme, c'est-à-dire l'individua- lisme religieux. Si la foi au Dieu Père, qui par- donne le péché à l'homme, est tout le christia- nisme, Luther a cru essentielles à la religion bien des choses qui ne Tétaient pas ; mais son idée principale,, la justification par la foi seule, est sauvée en grande partie, la foi au Père que Jésus révèle prenant la place de la foi à la vertu rédemptrice de la mort du Christ ; et sur- tout le caractère individuel du christianisme luthérien est garanti, on peut dire perfectionné, puisque toute la religion se passe entre Dieu et la conscience de chacun.
La nouvelle théorie devait donc attirer l'at- tention de tous les théologiens protestants, sur- tout des luthériens allemands, soit que les uns l'accueillissent comme un moyen de réconcilier à jamais la foi avec la science, soit que les autres, hommes de tradition malgré eux, la regar- dassent comme une tentative menaçante pour ce qu'ils ont conservé de croyances chrétiennes.
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Rien de plus facile à expliquer que cet enthou- siasme, d'une part, et cette inquiétude, de l'autre. Il y va de l'avenir du protestantisme luthérien, et l'on conçoit que les disciples de Luther s'y intéressent. Pour les uns, L'essence du christianisme signifiait le triomphe d'une certaine critique, avec le salut de la religion ; pour les autres, c'était comme une prophétie de ruine et la fin de toute orthodoxie. La valeur de la synthèse historique qui supporte le sys- tème de M. Harnack n'est pas ce qui a le plus frappé ses coreligionnaires. Venant après YHis- toire des dogmes, du même auteur, cette syn- thèse n'avait de signification particulière que relativement au système.
Ce qui peut être moins aisé à comprendre que l'émotion du monde protestant, c'est l'accueil favorable que la théorie théologique et la syn- thèse historique ont trouvé dans une portion très éclairée du monde catholique. Non seule- ment des laïques intelligents, qui cherchent vai- nement, dans notre littérature religieuse, le se- cours dont ils auraient besoin pour se former une idée de la religion qui soit selon l'histoire, n'ont pu s'empêcher d'admirer ce qui les instrui-
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sait, de trouver une certaine satisfaction d'es- prit dans l'équilibre apparent de la théorie et des faits, peut-être aussi une satisfaction de cœur dans l'idée d'une religion tout intérieure et vivante ; mais, même auprès des ecclésias- tiques qui tachent de suivre le mouvement des idées et de la science contemporaines, l'ouvrage de M. Harnack a rencontré plutôt crédit que réserve et défiance. Il a été discrètement loué par des personnes qui ont hautement blâmé V Evangile et V Eglise.
Peut-être le docte professeur a-t-il bénéficié d'un mot mal compris qui se lit dans la préface de sa Chronologie de l'ancienne littérature chré- tienne. Il a écrit là, que, en ce qui regarde l'origine des livres du Nouveau Testament, la critique revient « vers la tradition ». La portée de cette déclaration fut grandement exagérée par quelques exégètes conservateurs, qui s'ima- ginaient trouver dans M. Harnack un allié. Ceux-là se sont tus devant L'essence du chris- tianisme. Mais il v a eu chez d'autres beaucoup plus qu'une tolérance bénévole, plus que la jus- tice rendue à l'ampleur et à la solidité d'infor- mation d'un savant qui ne le cède à personne
pour la connaissance des premiers siècles chré- tiens, plus que la sympathie légitime pour le croyant qui, ayant cherché la formule scienti- fique de sa foi et l'ayant trouvée, la propose loyalement à ceux qui, cherchant aussi, ne savent pas trouver ; il y a eu comme une sorte d'adhésion contenue à un système dont on ne semblait voir ni la réelle fragilité, ni l'esprit foncièrement anticatholique. On aurait pu croire que le refuge ménagé au dernier débris de la foi protestante servirait également d'asile à un catholicisme érudit et distingué.
Cependant les personnes qui se sont fait une spécialité de dénoncer les périls de l'Eglise ne semblaient pas soupçonner celui-là. Peut-être ne voyaient-elles pas que la diffusion d'une philosophie générale qui ramène tout l'Evangile et tout le christianisme à la seule foi du Dieu Père était quelque chose de plus grave que les témérités d'exégètes qui croient devoir abandon- ner l'historicité de Judith, ou celle des premiers chapitres delà Genèse, ou l'authenticité mosaïque du Pentateuque. On pouvait aussi se demander si les savants qui se considèrent comme les apologistes officiels de l'Eglise ne comprenaient
pas la nécessité de remettre au point la pers- pective de l'histoire évangélique et chrétienne, ou si la difficulté d'opposer synthèse à synthèse les arrêtait, ou s'ils flairaient quelque danger dans l'entreprise. Peut-être y a-t-il une part de vérité dans chacune de ces trois hypothèses.
Alors quelqu'un eut honte, pour l'Eglise, de ce silence humiliant. Vous connaissez, Monsieur le Doyen, l'histoire d'un certain Firmin, qui avait commencé, depuis 1898, dans la Revue du clergé français, une série d'articles théologico- apologétiques sur la religion, la révélation, le culte israélite, dont la publication fut subite- ment interrompue, en novembre 1900, par un acte de l'autorité ecclésiastique. Firmin avait été, pendant cinq ans, catéchiste de jeunes filles ; c'est pour elles qu'il s'était remis à l'étude de la doctrine et de l'apologétique chrétiennes, après douze ans passés dans l'enseignement des langues orientales et de l'exégèse biblique. S 'appliquant à l'histoire des dogmes, il choisit pour guide le Cardinal Newman et reprit son idée du développement chrétien, pour l'opposer aux systèmes de MM. Ilarnack et A. Sabatier. 11 fut amené ainsi à rédiger un ouvrage assez
étendu où il traitait des théories générales de la religion, de la religion en elle-même et de la révélation, de la religion d'Israël, de Jésus- Christ, de l'Eglise, du dogme chrétien, du culte catholique. C'est aux premiers chapitres qu'il avait emprunté les articles de la Bévue du clergé français. C'est dans les derniers qu'il puisa IJ Evangile et VEglise. Comme les idées condensées dans V essence du christianisme étaient celles qui dominaient V Histoire des dogmes, en vue de laquelle Firmin avait écrit ses méditations théologiques, la transposition était facile. Ainsi parut le petit livre.
Il
Firmin croyait avoir le droit de montrer que la religion catholique, dont il fait profession, n'est pas étrangère à l'Evangile de Jésus. Mais, en matière d'hypothèses ou de théories qui sont réclamées par un état donné de la science, on ne réfute véritablement que ce que l'on rem- place, et il n'y aurait pas eu beaucoup plus d'intérêt que de 'profit à critiquer par le menu toutes les assertions de M. Harnack ; mieux
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valait proposer, sur le sujet en discussion, des vues générales qui pussent à la lois satisfaire l'historien et le croyant. Ou Firmin devait se taire, comme ont fait les gens prudents, ou il devait faire ce qu'il a fait, ébaucher une syn- thèse historique du développement chrétien, à partir de l'Evangile.
Il serait bien osé d'affirmer que cette syn- thèse est tout élaborée dans l'enseignement ordi- naire de l'Eglise, dans les manuels de théologie et d'histoire ecclésiastique, ou dans les ouvrages d'apologétique. Firmin ne connaît aucun livre catholique où soit exposé, dans sa physionomie native, le fait évangélique, où soit exactement décrit le rapport historique de ce fait avec le développement constitutionnel, dogmatique et cultuel du catholicisme. Les livres de séminaire n'ont sur tous ces points que les vues abstraites de la théologie scolastique. Firmin n'a pas songé un seul instant à transporter dans son petit écrit ces constructions doctrinales qui n'ont que l'apparence de l'histoire. Il devait aborder le sujet en historien. C'est ce qui explique le caractère de son essai.
L'histoire ne saisit que des phénomènes, avec
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leur succession et leur enchaînement ; elle per- çoit la manifestation des idées et leur évolution ; elle n'atteint pas le fond des choses. S'il s'agit des faits religieux, elle les voit dans la limita- tion de leur forme sensible, non dans leur cause profonde. Elle est, à l'égard de ces faits, dans une situation analogue à celle du savant devant les réalités de la nature, petites et grandes. Ce que le savant perçoit n'est qu'un infi- ni d'apparences, une manifestation de forces; mais la grande force cachée derrière tous les phéno- mènes ne se laisse pas toucher directement par l'expérience. Dieu ne se montre pas au bout du télescope de l'astronome . Le géologue ne l'ex- humera pas en fouillant l'écorce de la terre. Le chimiste ne pourra l'extraire du fond de son creuset. Bien que Dieu soit partout dans le monde, on peut bien dire qu il n'est nulle part l'objet propre et direct de la science. Il est aussi partout dans l'histoire de l'humanité, mais il n'est pas plus un personnage de l'histoire qu'il n'est un élément du monde physique. Est-ce que l'histoire de la religion se présente comme une révélation immédiate et totale de l'Etre divin ? N'apparaît-elle pas comme un lent progrès dont
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chaque étape suppose celle qui la précède, et prépare celle qui la suit, étant elle-même condi- tionnée par toutes les circonstances du présent ? Cette histoire, même dans l'Evangile, est une histoire humaine, en tant qu'elle se produit dans l'humanité. C'est comme homme, non comme Dieu, que Jésus est entré dans l'histoire des hommes.
Pas plus que la description de la nature, la description de l'histoire ne peut affecter la forme d'une oraison ou d'un acte de foi. On n'écrit pas l'histoire à genoux, les yeux fermés devant le mystère divin. Et comme le naturaliste ne nie pas Dieu en nous racontant le monde, l'historien ne le nie pas davantage, il né détruit pas le surnatu- rel de la religion, ni la divinité du Christ, ni l'Es- prit qui agit dans l'Église, ni la vérité du dogme, ni la surnaturelle efficacité des sacrements, quand il décrit le ministère de Jésus dans les humbles conditions de sa réalité, le développement exté- rieur de l'institution ecclésiastique, celui de la doctrine chrétienne et celui du culte catholique. La représentation naturelle des choses, selon qu'elles paraissent au regard de l'observateur, est parfaitement compatible avec leur explication
riRPÀRY ST MÂRY'S COLLEGE
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surnaturelle. Mais cette explication n'est pas matière d'histoire. Firmin a cité1 ce remarquable passage de Newman 2 : « Il ne faut pas nier que ce qui est humain dans l'histoire puisse être divin au regard de la doctrine ; il ne faut pas confondre le développement extérieur des choses avec l'action intime de la Providence ; il ne faut pas raisonner comme si l'existence de l'instru- ment naturel excluait l'opération de la grâce. » Entre M. Harnack et Firmin, il ne s'agissait pas de l'explication surnaturelle, mais des faits historiques, du fait évangélique, du fait ecclé- siastique, et du rapport que l'historien per- çoit entre l'un et l'autre. M. Harnack soute- nait-que le fait ecclésiastique est comme étran- ger, hétérogène, adventice au fait évangé- lique ; Firmin a voulu montrer que les deux faits sont connexes, homogènes, intimement liés, ou plutôt qu'ils sont le même fait dans son unité durable. Tout le petit livre est dans ce simple énoncé.
Firmin n'en faisait point mystère ; il avait
1. L'Evangile et V Eglise, ' 213 ; -' 257.
2. Essays critical and historical, II, 230.
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dit très clairement, dans sa préface, qu'il se plaçait, comme M. Harnack, au point de vue de l'histoire. Les personnes qui se sont jetées sur L Évangile et l Eglise, et qui, sans vérifier l'ex- posé des faits, se sont appliquées à en déduire toutes sortes de conclusions hétérodoxes, ne semblent pas s'être doutées que, si les faits sont ce qu'a dit Firmin, ce n'est pas lui, mais ses agresseurs qui ont travaillé à l'ébranlement de la foi. Firmin était catholique aussi radicale- ment que M. Harnack était radicalement pro- testant ; il ne contestait aucun dogme, et il en venait même à les justifier tous ; il admettait la divinité du Christ aussi bien que l'existence de Dieu, mais il n'avait à prouver ni l'une ni l'autre. On pouvait discuter sa méthode, mais comme il n'avait, en aucune hypothèse, le droit de mentir, le premier devoir de ses critiques aurait été d'examiner l'état réel des questions. Tout le reste n'était que raisonnements dans le vide, déclamation superflue et agitation stérile.
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III
La méthode que Firmin a suivie s'imposait à lui. L'argument d'autorité, si familier aux théo- logiens catholiques, ne servait de rien pour la critique d'un écrivain protestant et de vues philosophico-historiques sur l'origine et le déve- loppement du christianisme. Toutefois, si Fir- min n'a pas invoqué la tradition dogmatique du catholicisme, ce n'est pas seulement parce que M. Harnack et tous les protestants déclinent cette preuve, c'est que celle-ci n'est point rece- vahle dans l'ordre de l'investigation historique.
On peut éclairer la foi par l'histoire, mais non fonder l'histoire sur la foi. Démontrer la légitimité du développement catholique par l'in- faillibilité de l'Eglise serait faire un cercle vi- cieux, puisque l'infaillibilité fait partie du déve- loppement, qu'elle ne peut se démontrer par elle-même, et qu'elle a plutôt besoin d'être prou- vée et expliquée. Il y aurait contradiction à sup- poser qu'une définition ecclésiastique rendrait historiquement certain un fait de l'ordre humain qui serait indémontrable par ailleurs. La démons-
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trabilité des faits historiques qui sont objet de foi est présupposée aux définitions ; faute de quoi, ce ne. serait pas l'autorité de l'Eglise qui garantirait les faits, mais les faits qui manque- raient à l'autorité de l'Eglise, et cette autorité reposerait sur le néant. Si l'histoire de la reli- gion n'est pas établie par les moyens de la recherche historique, si la tradition biblique, israélite et chrétienne, n'a pas de consistance par elle-même, il ne faut pas compter sur le magistère de l'Eglise pour lui en donner. Car l'Eglise elle-même s'autorise de l'Ecriture. Sans doute l'Eglise aussi est un témoin historique et îjui n'est point à négliger pour l'interprétation du témoignage biblique ; mais le témoignage historique de l'Eglise n'a pas la rigueur d'un jugement dogmatique ; avant d'être employé, il a besoin d'être analysé, discuté, pesé, comme tout autre témoignage.
Si l'on veut reconstituer l'histoire évangé- lique et celle du christianisme primitif, il faut se reporter aux anciens documents de la littéra- ture chrétienne et opérer sur leurs données une sorte de triage, afin d'utiliser chacune d'elles selon son caractère et sa signification propre. On
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n'alléguera pas le symbole de Nicée pour déterminer le sens de la formule « fils de Dieu », dans les Evangiles synoptiques. Le sens des textes évangéliques est indépendant de l'inter- prétation qui en a été donnée plus tard, au moyen d'une philosophie religieuse qui n'est pas dans la prédication de Jésus. Il en va de même pour l'idée du royaume de Dieu, pour l'institution de l'Eglise, pour l'origine des sacre- ments. Traduire l'idée du royaume des cieux, sous prétexte de conformer cette espérance à la réalité, serait, pour l'historien, la trahir. Sup- poser que le Christ a défini exactement l'avenir de son œuvre, et interpréter les textes d'après ce qu'on sait maintenant du passé de l'Eglise, serait, en critique, un acte arbitraire, et même un acte de faussaire. Les définitions des derniers conciles sur l'institution de la hiérarchie ecclé- siastique, de la primauté pontificale, des sacre- ments, par le Christ lui-même, sont, pour le critique, des idées, et, pour le croyant, des véri- tés générales dont l'expression dogmatique ne détermine pas la modalité du lien qui rattache historiquement au ministère de Jésus l'origine de l'Eglise. Les réalités et les notions de hiérar-
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chie, de primauté, d'infaillibilité, de dogme, même de sacrement, correspondent à un accrois- sement de la communauté chrétienne qui a seulement son germe dans l'Evangile. Elles ne peuvent être que l'équivalent agrandi de choses et d'idées plus rudimentaires dont on discerne la trace dans le Nouveau Testament. Ce sont ces germes et ces rudiments que l'on montrera au lecteur quand on lui parlera des origines du christianisme. L'historien croirait commettre un anachronisme des plus lourds en dissertant sur l'infaillibilité pontificale de Simon-Pierre, qui n'a certainement jamais eu la pensée de définir aucun dogme, et qui ne concevait pas son ministère comme un pontificat supérieur à celui de Caïphe. Les formes primitives de l'or- ganisation, de l'enseignement et du culte chré- tiens sont à étudier dans les écrits des premiers temps. La légitimité du développement catho- lique ne sera pas compromise parce que l'on aura constaté qu'il a été vraiment un développe- ment, et qu'il n'avait pas, à l'état d'embryon, les proportions qu'on lui voit dans sa maturité.
Tous les esprits ne sont pas préparés chez nous à comprendre l'histoire présentée de cette A. Loisy. — Autour d'un petit livre. 2
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façon, c'est-à-dire comme histoire. Mais qu'y faire ? Combien d'autres attendent vainement et se lassent d'attendre qu'on leur explique enfin ce qu'on veut leur faire croire ?
Il est des théologiens catholiques pour qui tous les textes de la Bible et de la tradition sont un immense recueil de pièces uniformes, qui servent toutes au même usage, et qui disent toutes la même chose. On croirait que, depuis Adam jusqu'à eux, la tradition religieuse n'a fait que ruminer les mêmes pensées. Toutes les sentences de la Bible signifient ce qui convient aux thèses qu'elles doivent appuyer. Les faits montrent la même docilité ; ils n'ont plus de physionomie propre ; ils sont ce qu'ils ont besoin d'être pour s'accorder avec la théorie. Cette manière de traiter les documents et l'his- toire de la religion peut avoir sa vérité en tant qu'interprétation générale des choses par la foi. Mais si on veut la prendre pour un panorama de l'histoire, ce n'est plus qu'un tableau sans vie, sans lumière et sans harmonie réelle. L'his- toire des origines chrétiennes, en particulier, devient ainsi quelque chose de froid, de raide, d'abstrait, comme si l'Evangile avait été conçu
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en dehors de l'humanité ; comme si le Christ, divin automate, n'avait fait autre chose que pla- cer à chaque moment la parole et l'action que lui dictait un programme fixé d'avance en tous ses détails et où l'avenir n'était pas moins exac- tement défini que le présent ; comme si les apôtres avaient été englobés dans le même déterminisme, et que l'Eglise fût entrée dans le monde par un simple jeu de mécanique surna- turelle. Doctrine, et non histoire. Les textes que l'on fait parler en faveur de cette doctrine n'ont plus d'âge ; ils ne disent plus ce qu'ont pensé et senti ceux qui les ont écrits ; ils ne sont que les éléments logiques d'un système dont les faits évangéliques et le Christ lui-même font aussi partie.
Ce n'est pas à ceux qui sont accoutumés a entendre ainsi l'Evangile que Firmin destinait son livre. Ils ne pouvaient qu'en méconnaître l'objet et la portée. Mais le nombre va croissant de ceux qui, ayant reçu l'éducation moderne de l'esprit, souffrent, quelquefois inconsciemment, de toutes les insuffisances que présente, relati- vement à eux, l'enseignement dont je viens de parler. Les jeunes intelligences que Ton
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façonne maintenant partout à une connaissance réelle de l'univers et de l'humanité ont besoin d'une connaissance tout aussi réelle de la reli- gion qu'on veut leur inculquer. Une conception non historique de l'Evangile choque tout natu- rellement des esprits qui ont quelque expérience de l'histoire. Sans prétendre à la qualité de maître dans l'Église, Firmin offrait à ceux-là un modeste essai. Les conférences de M. Harnack n'avaient pas été prononcées dans une réunion de vieux théologiens ou pasteurs protestants, mais devant la jeunesse universitaire de Berlin. C'étaient surtout aussi, parmi les catholiques, des jeunes gens qui lisaient Vessence du christianisme, et c'est à ceux que M. Harnack avait pu et pouvait intéresser, à tous ceux qu'une synthèse de l'his- toire chrétienne pouvait instruire, que s'adres- sait L'Évangile et l'Eglise. Mais d'autres ont voulu lire ce qu'ils étaient disposés d'avance à mal interpréter.
Le petit livre a résonné comme un glas fu- nèbre aux oreilles d'hommes qui ne peuvent ou ne veulent se figurer le présent et l'avenir du catholicisme que sous la forme immobile et convenue d'un passé qui n'a point existé. Ils
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ont imaginé que Ton célébrait les funérailles de la vieille exégèse et que l'on se proposait même de conduire à la tombe le Christ et son Evangile, l'Eglise et son autorité, le dogme et sa vérité, la théologie tout entière, avec les sacrements et l'économie traditionnelle du culte catholique. Mais bien loin d'être une œuvre de scepticisme et de mort, le petit livre était une œuvre d'espé- rance et de vie. A peine avait-il un regard pour ce qui décline et s'en va, pour des choses qui ne sont ni l'Evangile ni le catholicisme, à savoir la fausse apologétique de la Bible, les Vies de Notre-Seigneur qui ne sont pas des histoires de Jésus, l'Eglise politique, la superstition delà for- mule, le mécanisme rituel. Ce qu'il contemplait, ce qu'il montrait vivant dans le passé bien com- pris, et impérissable dans l'avenir que tout croyant sincère doit préparer, c'était la Bible, œuvre divine dont une critique respectueuse pé- nètre le secret et révélera de plus en plus la grandeur ; c'était le Christ, dans la simplicité de son existence terrestre, où étaient cachés les trésors de la Divinité, et dans la puissance infi- nie de son action permanente, où ces trésors viennent successivement au jour ; c'était l'Eglise
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catholique et romaine, cité spirituelle, patrie des âmes, foyer perpétuel de vérité, de justice et de sainteté ; c'était la foi des siècles, toujours la même et toujours nouvelle, et sachant se reconnaître dans tout ce qui est vrai ; c'était l'immense vie du culte chrétien, qu'anime l'es- prit de Jésus. Le petit livre était, malgré ses défauts, et dans son aridité didactique, un hom- mage au Christ-Dieu, et à l'Eglise, corps vivant du Christ immortel.
Veuillez agréer, cher Monsieur le Doyen, mes sentiments d'affectueux respect.
LETTRE A UN CARDINAL
SUR LA QUESTION BIBLIQUE
Monseigneur,
Toutes les gloires de la congrégation restau- rée au xixe siècle ', sous le nom d'Oratoire, par le P. Pététot, pâlissent devant la haute et sereine figure de l'ex-oratorien Richard Simon, le père de la critique biblique et la victime du grand Bossuet. C'a été pour moi une extraordinaire surprise de trouver que Votre Eminence, dans la lettre qu'Elle a voulu écrire sur la question biblique, à propos de V Evangile et ÏEglise, pensait encore que Bossuet avait dit le dernier mot tou- chant l'application de la critique à la Bible, comme s'il avait eu de tout point raison contre le savant qu'il a entrepris d'étouffer, sans l'avoir vraiment compris ni réfuté. Richard Simon s'appuyait sur les faits. Bossuet lui a opposé surtout des phrases éloquentes ; et maintenant que les faits entrevus par le critique sont mieux
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connus, les phrases de l'Evêque de M eaux, tou- jours aussi sonores, semblent de plus en plus vides. On peut les répéter utilement dans les cours de littérature française ; mais il y aurait abus à en faire la loi de l'exégèse et de l'histoire bibliques.
Puisque Votre Éminence a cru pouvoir, écar- ter, par quelques citations d'un auteur déjà ancien, le problème très grave et très complexe que l'on désigne sous le nom de « question biblique », Elle me permettra de Lui exposer certaines considérations d'ordre réel qui militent contre un jugement aussi sommaire et d'inspira- tion si exclusivement, académique.
Pour me conformer au goût de Votre Eminence, je prends pour thème de mes réflexions un admirable passage du Discours sur Vhistoire universelle, au chapitre XXVII de la seconde partie :
« Mais dans cette différence qui se trouve entre les livres des deux Testaments (relativement à
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l'époque de leur composition), Dieu a toujours gardé cet ordre admirable, dé faire écrire les choses dans le temps qu'elles étaient arrivées, ou que la mémoire en était récente. Ainsi ceux qui les savaient les ont écrites ; ceux qui les suivaient ont reçu les livres qui en rendaient témoignage; les uns et les autres les ont laissés à leurs descendants comme un héritage précieux ; et la pieuse postérité les a conservés. C'est ainsi que s'est formé le corps des Ecritures saintes tant de l'Ancien que du Nouveau Testament : Ecri- tures qu'on a regardées, dès leur origine, comme véritables en tout, comme données de Dieu même, et qu'on a aussi conservées avec tant de religion, qu'on n'a pas cru pouvoir sans impiété y altérer une seule lettre. C'est ainsi qu'elles sont venues jusqu'à nous, toujours saintes, toujours sacrées, toujours inviolables ; conservées les unes par la tradition constante du peuple juif, et les autres parla tradi- tion du peuple chrétien, d'autant plus certaine qu'elle a été confirmée par le sang et par le martyre tant de ceux qui ont écrit ces livres divins que de ceux qui les ont reçus. »
Ce que Bossuet énonçait comme fait, la plu- part des théologiens inclinent à l'entendre comme dogme ; cette prétendue histoire aurait été de nécessité providentielle, et ce serait la tradition de l'Eglise. Au risque de vous scandaliser
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encore une fois, Monseigneur, je n'hésite pas à dire que cette belle thèse ne tient pas debout et qu'il faut du moins en rabattre beaucoup sur les garanties que présente à l'historien la trans- mission des textes, l'origine des livres et la repré- sentation des choses.
Peut-on soutenir que les Juifs et les chrétiens se seraient fait scrupule de changer une seule lettre au texte des livres sacrés, quand il est avéré que le livre de Job, dans la version des Septante et dans l'ancienne Vulgate latine, était beaucoup plus court que dans l'hébreu tradi- tionnel, suivi par la Vulgate de saint Jérôme ? Les recensions grecques de Tobie ne diffèrent- elles pas notablement entre elles, et notre version latine ne diffère-t-elle pas encore plus de toutes les recensions grecques ? La comparaison des anciens manuscrits entre eux, comme celle des versions avec les textes originaux, n'atteste-t-elle pas l'existence d'un nombre infini de variantes qui ne sont pas toutes sans signification, et qui ne proviennent pas toutes de la distraction des copistes ? Eusèbe de Césarée et saint Jérôme affirment que la finale du second Evangile et la section de la Femme adultère, en saint Jean,
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manquaient dans les plus anciens et les meil- leurs manuscrits : elles y manquaient si bien que l'on possède encore de ces manuscrits où elles ne se trouvent pas. Ce sont des morceaux importants, où il n'y a pas qu'une « seule lettre ». Comment se fait-il que « la pieuse postérité » les ait d'abord ignorés ou suspectés? Votre Emi- nence doit avoir entendu parler du verset dit des Trois témoins célestes, dans la première Epître de saint Jean, et, sans doute, après le décret que la Congrégation du Saint-Office a rendu au sujet de ce texte, en 1897, Elle le tient pour très authen- tique. Comment donc ce verset si authentique a-t-il été complètement inconnu à la tradition grecque depuis les origines, à la tradition latine jusque vers la fin du ive siècle, et comment n'a- t-il pu se glisser que peu à peu et sournoise- ment dans la Vulgate, où saint Jérôme, certes, ne l'avait pas mis ? Les textes bibliques ont une histoire, Monseigneur, et c'est temps perdu de nous assurer qu'une telle histoire n'existe pas, de proclamer qu'elle ne doit pas exister. Nous autres critiques savons bien qu'elle existe, puisque nous avons sous les yeux et dans la main les témoi- gnages innombrables de sa réalité, des modifi-
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cations variées et plus ou moins profondes que les textes n'ont pas cessé de subir depuis le commence ment.
Juger de toutes ces divergences par leur rap- port avec notre Vulgate et condamner ce qui n'est pas conforme à nos éditions de la Bible latine serait un procédé fort commode au point de vue théologique, mais non moins absurde au point de vue scientifique, attendu que notre texte officiel n'est pas même exactement celui qu'avait établi saint Jérôme, et que notre version, par le seul fait qu'elle est une version, n'est pas une règle absolue pour le contrôle des textes originaux d'où elle procède et qu'elle peut ne pas représenter avec une entière fidélité. Le verset des Trois témoins célestes est dans notre Bible : cela ne prouve pas que saint Jérôme l'ait connu, et il est moralement certain qu'il ne le connaissait pas ; cela ne prouve pas davan- tage que le verset ait été écrit en grec par l'au- teur de la première Epître johannique, et il est moralement certain que cet auteur n'a jamais pensé à l'écrire, puisque la tradition grecque n'en a gardé aucune trace, que l'examen du contexte suggère l'idée d'une interpolation, et
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que Ton peut marquer approximativement la date où cette interpolation a été pratiquée dans la Vulgate latine.
En ce qui regarde la conservation des textes bibliques, les décisions et renseignement de l'Eglise ne garantissent que deux faits généraux, également reconnus par une critique impartiale ou qui échappent à son contrôle, à savoir : que les Livres saints n'ont pas été altérés dans leur substance, et que les altérations accidentelles qui peuvent se rencontrer dans les textes ecclé- siastiques n'ont jamais eu pour effet d'y intro- duire une erreur doctrinale, une croyance étran- gère à la révélation contenue dans les Ecritures authentiques. Opposer à l'exercice de la cri- tique textuelle les décrets du concile de Trente touchant la canonicité des Ecritures et l'authen- ticité de la Vulgate serait exagérer la portée de ces définitions, les vouer à la risée des savants non catholiques et condamner les exégètes catholiques à une besogne impossible. La Vul- gate est authentique en tant que texte officiel de l'Eglise, et c'est ce genre d'authenticité que le concile avait en vue. L'authenticité réelle, le rap- port de notre version latine avec les textes
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originaux, est autre chose que l'authenticité entendue au sens que je viens de dire, et Ton a grand tort de confondre l'une avec l'autre, de vouloir prouver l'une par l'autre.
La Vulgate n'est pas seulement pour nous un document biblique, c'est aussi un document ecclésiastique. En tant qu'elle représente les Ecritures primitives, elle a pour le théologien l'autorité d'un texte inspiré ; en tant que ver- sion composée sous le regard de l'Eglise, par des hommes pénétrés de son enseignement, adoptée et approuvée par les conciles et les Papes, con- sacrée par l'usage liturgique, elle a de plus l'autorité d'une source traditionnelle. L'Eglise, pour s'en servir en toute sécurité, n'a pas besoin de démêler en détail dans la traduction ce qui est conforme aux textes originaux et ce qui s'en écarte, par omission, addition ou modifi- cation, ce qui a été la pensée de l'hagiographe, et ce que les interprètes ont pu y ajouter sous l'influence de sa propre tradition. Mais ce n'est pas une raison, Monseigneur, pour que les cri- tiques n'aient pas le droit de suivre dans son évolution très compliquée l'histoire des textes bibliques et celle de la Vulgate elle-même, de
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discuter librement, selon les règles que Ton ap- plique à l'examen de tous les textes anciens, la quantité incalculable des menus problèmes qu'ils rencontrent sur leur chemin.
II
La question d'authenticité pour les livres semble plus inquiétante que la question- d'in- tégrité pour les textes. En réalité, les deux se touchent, et l'on passe presque insensiblement de la critique du texte à la critique du livre, à ce qu'on appelle la haute critique. Bossuet se figurait l'activité littéraire de Moïse, d'Isaïe, des évangélistes, d'après la sienne propre, chaque écrivain étant censé avoir produit, sous l'inspiration divine, une œuvre personnelle et définitive, que « la pieuse postérité » conservait ensuite « comme un héritage précieux », sans « y altérer une seule lettre ». Richard Simon avait fort bien vu qu'il n'en était rien et que les livres de l'Ancien Testament, notamment le Penta- teuque, n'étaient pas l'œuvre d'individus, mais de générations successives qui enrichissaient et retouchaient les anciennes Ecritures en les
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copiant. Ces libres procédés n'étaient pas encore tombés en désuétude aux approches de l'ère chrétienne, et Ton peut dire même que les Evangiles synoptiques ont été composés à peu près de la même façon que les livres historiques de l'Ancien Testament. L'époque où le texte de tels livres a été relativement fixé est aussi celle où Ion peut dire que les ouvrages ont été défi- nitivement composés.
Nos manuels bibliques, fidèles à la tradition de Bossuet, continuent de traiter ces problèmes d'origine avec une hardie simplicité. Mais, ic1 encore, l'on est en présence de faits qui sont évidents pour les hommes sans parti pris. Si l'on veut savoir comment écrivaient les histo- riographes hébreux, l'on n'a qu'à comparer la Chronique, ou livre des Paralipomènes, avec les livres des Rois : on verra comment l'auteur plus récent prend, laisse, corrige, explique les don- nées de ses devanciers. On n'a qu'à regarder aussi la façon dont les rédacteurs du premier Evangile et du troisième ont exploité le second. Je ne voudrais pas sembler faire à Votre Emi- nence un cours d'exégèse dont Elle n'a pas besoin, et qu'Elle ne me demande pas. Un
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exemple sera néanmoins utile pour justifier mon assertion.
Lisez, Monseigneur, le récit de Marc1 tou- chant la prédication infructueuse de Jésus à Naza- reth : vous constaterez que le fait se place après la résurrection de la fille de Jaïr; que les com- patriotes du Sauveur se montrent incrédules ; que, pour ce motif, Jésus ne peut faire de miracles chez eux, et qu'il en est étonné. Con- sultez Matthieu2 : le même fait vient après le discours des paraboles, et il semble en dépendre chronologiquement, parce que l'évangéliste a déplacé toutes les anecdotes qui se trouvent, dans Marc, entre le discours des paraboles et la pré- dication à Nazareth ; le rédacteur se contente de dire que Jésus « ne fit pas beaucoup de mi- racles », à cause de l'incrédulité de ses auditeurs ; il corrige ainsi l'expression malsonnante : « il ne put pas faire de miracles », et l'indication : « il était surpris de leur incrédulité ». Prenez Luc 3 : l'incident est transposé tout au début de
1. Marc, vi, 1-6.
2. Matth. xiii, 53-58.
3. Luc, iv, 16-30.
A. Loisy. — Autour d'un petit livre.
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la prédication galiléenne ; Jésus refuse for- mellement de faire des miracles, en donnant pour raison que les prophètes Elie et Elisée ont fait les leurs pour des païens, non pour des Israélites ; et comme les gens de Nazareth se fâchent et veulent le faire périr, il leur échapp et s'en va. Marc et Matthieu ignoraient ce dé- nouement. Quand même Votre Eminence ne voudrait pas admettre la priorité de Marc rela- tivement à Matthieu et à Luc, ni la dépendance littéraire de ceux-ci à l'égard de celui-là, Elle m'accordera du moins que les évangélistes ont une façon très libre d'interpréter la tradition qui leur tient lieu de source.
Pour entendre quelque chose à l'histoire de la Bible, et surtout à l'histoire de l'Ancien Testa- ment, il faut commencer par mettre de côté l'idée du livre qui nous est familière, à savoir celle d'une composition homogène, œuvre et propriété d'un individu, qui demande à rester ce que l'a faite cet unique auteur. Chez les Juifs, la gloriole littéraire était inconnue ; les livres valaient par leur contenu et l'utilité que leurs possesseurs se proposaient d'en retirer ; ils n'existaient pas pour eux-mêmes ni pour l'hon-
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neur de ceux qui y mettaient la main. Tant que Ton a cru pouvoir les compléter et les améliorer, la forme des anciens écrits n'a pas été arrêtée ; ceux dont l'histoire est la plus compliquée sont naturellement ceux qui ont été d'abord lus et copiés davantage. Tels sont les documents de la Loi ; tels les livres d'Isaïe et de Jérémie ; telles les rédactions de F Evang-ile qui nous ont été conservées sous les noms de Matthieu, de Marc et de Luc. On ne peut disserter sur l'authenti- cité, l'intégrité, la valeur testimoniale de ces écrits, comme s'il s'agissait d'œuvres modernes dont chacune a, pour ainsi dire, son individua- lité et représente une personne.
Que la critique n'aboutisse pas toujours à des ^sultats certains, les critiques le savent aussi bien que leurs adversaires ; car ils ont conscience d'opérer constamment avec des hypothèses que l'examen des textes rend plus ou moins pro- bables, qu'il peut rendre certaines, autant que la matière le comporte. L'hypothèse joue, dans l'investigation historique, le même rôle que dans les recherches proprement scientifiques. La meilleure est celle qui rend le mieux compte des faits connus et qui s'y adapte avec le plus de
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facilité. Celle qui ne tient pas devant les faits est condamnée par là et n'a pas besoin d'être discutée autrement. Or, il est des hypothèses qui ne résistent pas à l'examen critique des Livres saints : par exemple, l'unité originelle et l'authenticité mosaïque du Pentateuque, l'unité du livre d'Isaïe, la composition intégrale du premier Evangile par un apôtre, le caractère strictement historique de l'Evangile selon saint Jean. Et il est des hypothèses que l'analyse cri- tique confirme et perfectionne chaque jour en les corrigeant : par exemple, l'hypothèse docu- mentaire et celle d'une compilation successive- ment accrue au cours des siècles, pour le Pen- tateuque et pour Isaïe ; l'idée d'une combinai- son de sources pour le premier Evangile; l'idée d'une œuvre théologique et mystique pour le quatrième.
On aurait tort de penser que la tradition op- pose des certitudes à ces hypothèses. La tradi- tion ne leur oppose pas même des probabilités. Elle ne leur oppose rien, et pour une bonne raison : elle n'a jamais envisagé les problèmes que la critique a soulevés, et ceux qui allèguent aujourd'hui la tradition contre la critique ont
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bien l'air de ne pas les soupçonner encore. La tradition chrétienne ne savait pas comment le Pen- tateuque avait été écrit, et certains auteurs ecclé- siastiques, entre autres saint Jérôme, ont assez clairement entrevu cette incertitude. L'Église a pris le Pentateuque et les autres livres de l'Ancien Testament tels que la Synagogue les lui a trans- mis, comme des écrits inspirés de Dieu. Quant aux conditions particulières de leur rédaction, comme on n'y attachait pas d'importance, on les avait promptement oubliées. Les Juifs con- temporains du Christ et des apôtres n'avaient que les notions les plus vagues sur la prove- nance des Ecritures ; ils attribuaient tout natu- rellement la rédaction du Pentateuque à Moïse, parce que celui-ci y jouait le principal rôle et parce qu'on avait écrit sous son nom les docu- ments de la Loi. L'attribution à Isaïe, à Jérémie, des livres qui portent leur nom, résultait de causes analogues : un noyau d'oracles, rédigé ou dicté par ces prophètes eux-mêmes, avait fait, pour ainsi dire, boule de neige le long des siècles, et le livre avait toujours gardé le nom du prin- cipal auteur. Il paraît également certain que la tradition chrétienne n'avait pas eu beaucoup
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d'égard aux circonstances dans lesquelles les Evangiles avaient été composés. La preuve en est qu'elle ignorait ces circonstances. Les maigres indications du vieil auteur Papias d'Hiérapolis, recueillies par Eusèbe de Césarée, ne concernent que les Evangiles de Matthieu et de Marc ; elles ne peuvent passer pour une tradition de l'Eglise; elles ne sont qu'un témoignage isolé, dont la portée même est sujette à discussion et malaisée à définir ; tout le reste est inconsistant, hypo- thétique ou légendaire ; l'Eglise s'est contentée des noms, ayant l'assurance intime de posséder, dans son Evangile quadriforme, le véritable Evangile du Christ.
La tradition de l'Eglise sur l'origine et l'his- toire humaines des Livres saints n'a donc été et ne pouvait être que quelque chose d'assez vague, d'une vérité très générale, non un ensemble de connaissances précises comme on essaie main- tenant d'en mettre dans les manuels d'histoire littéraire. La critique s'est efforcée de créer ce manuel de littérature biblique, parce qu'il n'existait pas. Elle aurait pu s'épargner souvent des hypothèses trop aventureuses; mais, nonob- stant de nombreux écarts, et malgré l'opposi-
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tion qu'on lui a faite, il paraît bien qu'elle a réussi à fixer, tant pour l'Ancien que pour le Nouveau Testament, les lignes essentielles du travail qui a produit la Bible.
III
Bossuet pouvait dire sérieusement que Dieu a toujours fait « écrire les choses dans le temps qu'elles étaient arrivées ou que la mémoire en était récente ». Il ne serait guère possible de le répéter aujourd'hui avec la même assurance sans courir le risque d'être ridicule. N'insistons pas sur ces données très positives et très certaines que Moïse, vivant aux environs de l'an 1500 avant Jésus-Christ, aurait eu facile de se pro- curer sur Noé et ses enfants, sur Adam et les patriarches antédiluviens. Il serait même bien- séant de n'en point parler, si cette manière en- fantine de se représenter les premiers âges de l'humanité n'était pas encore celle qui prévaut dans l'enseignement ecclésiastique. Votre Emi- nence me dispensera de lui prouver que l'espèce humaine était sur la terre depuis plus de deux
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mille cinq cent treize ans (chiffre de Bossuet), à l'époque de la sortie d'Egypte, et que les pre- miers chapitres de la Genèse sont loin d'être une histoire exacte des origines de l'huma- nité. Ce que je veux remarquer ici est l'erreur commune de ceux qui interprètent, après Bos- suet, comme rigoureusement historiques, des livres qui n'ont pas ce caractère et qui ne pré- tendent pas l'avoir.
Les livres de l'Ancien Testament, dans leur ensemble, n'ont pas d'autre objet que l'instruc- tion religieuse et l'édification morale de leurs lecteurs. L'exactitude bibliographique y est inconnue, le souci du fait matériel et de 1 his- toire objective en est absent. Ils nous montrent comment on interprétait les souvenirs du passé, mais ils nous le font connaître bien imparfaite- ment. L'histoire du peuple hébreu, telle qu'ils la décrivent, serait plutôt une histoire de la Provi- dence qu'une histoire d'Israël. Dieu en paraît être le premier personnage. Comme on l'a vu d'abord parlant et agissant pour tirer le monde du chaos, on le voit encore parlant et agissant pour fonder son peuple, l'installer en Palestine, le favoriser ou le châtier, mettre en mouvement
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et briser la puissance d'Assur, celle de Baby- lone, Antiochus Epiphane. L'intervention divine a-t-elle été sensible, à chaque moment de l'his- toire d'Israël, comme il semblerait qu'elle ait dû l'être si la perspective générale des récits bibliques et tous ces récits mêmes étaient maté- riellement vrais? On ne pourrait l'allirmer qu'en se défendant l'examen des documents à interpréter.
L'histoire d'Israël a été, comme celle de tout autre peuple, un enchaînement de faits très variés, où les croyants, soit dans le temps même, soit plus tard, ont reconnu Dieu, mais où ils auraient pu ne pas le reconnaître, s'ils n'avaient été croyants. Les commentateurs les plus orthodoxes se demandent maintenant si les plaies d'Egypte ont é1é des miracles absolus ou des accidents providentiels. L'historien n'y peut reconnaître que des souvenirs idéalisés par la foi. On les racontait de diverses manières, et de même le passage de la mer Rouge, les aven- tures du désert, celles de l'entrée en Palestine, les exploits de Josué, de Gédéon et de person- nages plus récents. Tant s'en faut que la Bible reflète toujours l'impression de ceux qui ont
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été témoins des faits racontés. Supposé qu'il en fût ainsi, l'on aurait encore à établir une distinc- tion entre le fait même et le sens qui lui a été attribué. Les anciens, en général, et non seule- ment les Israélites, vivaient dans une atmo- sphère de merveilleux., qui influençait leur juge- ment en toute occasion et les empêchait de chercher l'explication naturelle des choses. Il faut tenir compte aussi de la forme légendaire que prend nécessairement la tradition orale dans un milieu populaire, et des préoccupations des écrivains qui ont recueilli, interprété, amal- gamé les récits traditionnels. Les faits racontés dans l'Ancien Testament ne sont pas des faits simplement vus ou connus de génération en génération, mais des faits commentés et jugés longtemps après leur accomplissement. Il ap- partient au critique de discuter le témoignage biblique, d'en examiner la véritable portée, de discerner ce qui est matière de fait de ce qui est interprétation de foi, ce qui est de tradition pri- mitive de ce qui est de tradition secondaire, et d'utiliser chaque élément selon sa nature, ce qui est donnée de fait, pour l'histoire extérieure, et ce qui est interprétation traditionnelle, pour l'histoire de la crovance.
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Ainsi reconstituée, l'histoire d'Israël ressem- blera davantage à celle des autres peuples; mais elle n'y ressemblera jamais entièrement, parce que la religion y a toujours tenu sa grande place, qu'elle a fini par y tenir presque toute la place, et que la religion d'Israël diffère profondément des autres religions de l'antiquité. Même après qu'on a remis les faits, autant que possible, dans ce qu'il convient d'appeler leur jour naturel, le surnaturel ne disparaît pas, du moins il est facilement reconnaissable pour le croyant, et l'histoire d'Israël reste l'histoire du peuple de Iahvé, on pourrait presque dire l'histoire de Dieu même pendant de longs siècles de l'huma- nité. Ce trait lui appartient en propre. Le cri- tique impartial trouvera que l'histoire delà nation israélite se ramène à une suite d'événements vulgaires dans la vie des peuples, et à l'action d'hommes religieux dont le caractère n'a rien de commun, le tout, faits et hommes, con- courant à une œuvre plus grande qu'eux, c'est à savoir la religion monothéiste.
Un travail du même genre, aboutissant à un résultat semblable, est à faire sur les Evangiles, pour en dégager la physionomie historique du
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Sauveur. La tradition littéraire de l'Evangile a suivi l'évolution du christianisme primitif. Les deux s'expliquent l'une par l'autre, et si l'analyse critique des Evangiles précède nécessairement la reconstitution de l'histoire évangélique et apostolique, il est également vrai que, par une sorte de réciprocité, l'histoire du christianisme primitif explique la composition des Evangiles et en éclaire les particularités les plus décon- certantes pour les esprits étrangers à la critique. C'est parce que les Évangiles sont, avant tout, des livres d'édification, que leurs auteurs n'ont pas craint de traiter la matière traditionnelle avec une liberté qui rend bien inutiles tous les arti- fices au moyen desquels une certaine exégèse s'efforce de la dissimuler. Les évangélistes plus récents n'ont pas hésité à bouleverser l'ordre que leurs devanciers avaient suivi dans le clas- sement des récits et des discours. Le dernier même a osé produire un cadre nouveau et une forme nouvelle de l'Evangile. La prédica- tion du Sauveur et les faits évangéliques sont légèrement glosés dans les Synoptiques ; ils sont traduits dans saint Jean. Là aussi le critique démêlera ce qui est souvenir primitif de ce qui
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est appréciation de foi et développement de la croyance chrétienne.
IV
La croyance chrétienne, en effet, a eu un développement, et ce développement faisait suite à celui de la croyance israélite. La religion mo- nothéiste ne s'est pas implantée en un jour ni par des coups de force dans la conscience d'Is- raël. Le principe de vie religieuse qui s'est ré- vélé avec éclat dans l'Evangile est le même que celui qui inspirait le culte des tribus errantes que Moïse conduisait dans le désert, mais il n'a pas livré dès l'abord tout le secret de sa vi- gueur et de son avenir.
On ne s'en douterait pas quand on lit super- ficiellement la Bible, ou sans y chercher autre chose que sa propre foi. La tradition religieuse, toujours conservatrice, et la foi, toujours simple et synthétique en ses jugements, interprètent le passé par le présent, et leurs souvenirs d'apTès leurs expériences. Les Juifs des derniers siècles avant l'ère chrétienne reconnaissaient leur Dieu
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dans le Iahvé des vieux cantiques et des an- ciennes légendes, et ils ne remarquaient pas que, dans le temps où ces cantiques furent com- posés, où ces légendes furent mises par écrit, Tidée qu'on se faisait de Iahvé n'égalait pas en hauteur morale celle qu'ils avaient reçue des derniers prophètes. Le point de vue général de l'Ecriture, l'effet de perspective que créent les documents plus récents et le cadre où l'on a voulu placer les textes anciens, sont dominés par la notion d'une vérité qu'on pourrait appe- ler statique, d'une religion immuable depuis la création du monde et des premiers hommes, et qui n'aurait guère eu d'autre développement que celui des institutions cultuelles. Espèce de mirage qui se rencontre plus ou moins partout où l'homme n'a pas encore essayé de faire la cri- tique de ses connaissances et de sa propre pen- sée. Il s'est perpétué dans l'Eglise, et il existe encore dans la théologie catholique ; on le ren- contre dans Bossuet, Monseigneur, relative- ment aux écrits du Nouveau Testament, où l'on s'est accoutumé à retrouver toute la doc- trine et toute la vie de l'Eglise, sans s'aper- cevoir que le catholicisme est dérivé seule-
ment de l'Evangile par un long travail de l'his- toire et de la pensée chrétiennes. L'esprit du Christ a dominé cette grande œuvre ; mais l'Evan- gile n'en contenait que le germe initial.
N'est-il pas vrai que tout est mouvement dans une religion vivante : croyance, discipline morale et culte ? La tradition tend à la stabi- lité, mais la vie pousse au progrès. Puisque la religion d'Israël, depuis ses origines jusqu'à l'apparition du christianisme, et le christianisme, depuis sa fondation, ont été plus vivants qu'au- cune autre religion, on ne devra pas s'étonner qu'ils aient changé davantage, non par la simple combinaison d'éléments nouveaux, et même étrangers, avec leurs éléments primitifs, comme les historiens qui se bornent a faire un relevé des idées et coutumes religieuses, pour les compa- rer entre elles, sont trop enclins à l'admettre, mais par l'intensité même dune puissance vitale, d'un dynamisme qui a trouvé dans les rencontres de l'histoire les occasions, les excitants, les ad- juvants, la matière de son propre développe- ment.
La critique entreprend donc ce que la théolo- gie traditionnelle n'avait pas songé à faire, et
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ce qui n'importe pas directement à la définition de la croyance : le discernement des progrès accom- plis par l'idée religieuse, la moralité religieuse, le culte religieux en Israël, depuis les temps les plus reculés jusqu'au couronnement de cette évolution par le christianisme ; l'analyse de l'Evangile dans sa forme initiale, et la descrip- tion de ses premiers efforts pour s'organiser en religion universelle. Travail délicat, sans doute, mais légitime et nécessaire. Ni la foi, ni la Bible, ni l'Eglise ne peuvent nous interdire d'apprendre l'histoire de notre religion. Les Ecritures ne laisseront pas d'être « toujours saintes, toujours sacrées, toujours inviolables », quand on saura dans quelles conditions elles ont été rédigées et conservées, quand on comprendra mieux la pensée de ceux qui les ont composées. La cul- ture générale de notre époque ne permet pas que l'esprit du croyant catholique puisse être en repos sur une conception non réelle de l'histoire sainte. Ce n'est pas seulement un intérêt de curiosité scientifique, nullement répréhensible d'ailleurs, qui impose au théologien de nos jours l'examen critique des Livres saints ; c'est l'inté- rêt même d'une foi trop auguste et qui se res-
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pecte trop elle-même pour s'endormir dans l'ignorance ou dans une fausse simplicité d'es-
La foi n'a point ici-bas de demeures perma- nentes, mais elle a constamment besoin d'abris. En vain essaierait-on de la retenir dans ce qui fut un palais, l'architecte eût-il nom Bossuet, si ce palais n'est plus logeable, et si, aménagé pour d'autres occupants, il n'est plus qu'un monu- ment du passé, respectable encore et toujours admirable, mais comme témoin d'un temps à jamais disparu.
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Puisque j'ai commencé d'importuner Votre Eminence, j'ajouterai à cette lettre déjà trop longue quelques considérations sur un sujet devant lequel nos exégètes prennent un air cir- conspect, et que le grand Bossuet n'a point traité, je veux dire l'autonomie nécessaire de la critique biblique.
L'étude historique de la Bible, Monseigneur, ne peut être conduite par une autre méthode que la méthode critique. Elle peut fournir des A. Loisy. '*- Autour d'un petit livre. 4
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matériaux à la théologie et à l'apologétique ; mais, par elle-même, elle n'est ni une partie de la théologie, ni une démonstration de la vérité chrétienne. Autre est le travail du théologien et autre celui du critique. Le premier se fonde et se règle sur la foi. Le second, môme quand il s'agit de la Bible, se fonde sur une expérience scientifique et se règle comme une recherche de science. C'est au commentaire théologique de la Bible que se rapportent les prescriptions offi- cielles de l'Eglise touchant l'interprétation des Ecritures, et l'on y chercherait en vain des indi- cations pour l'analyse historique des Livres saints.
L'Eglise défend et nul ne peut l'en blâmer, qu'un catholique se serve de la Bible pour établir des dogmes autres que les dogmes catholiques. On ne conçoit pas qu'elle dispense le théologien, le prédicateur ou le catéchiste, d'expliquer l'Ecri- ture conformément à la tradition. Mais quantité de gens étudient maintenant la Bible et la com- mentent sans intention de prouver quoi que ce soit, et à seule fin de déterminer la signifi- cation primitive et la portée originelle des textes. Il est possible, en effet, de regarder la
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Bible, non plus comme la règle ou plutôt la source permanente de la foi, mais comme un document historique où Ton peut découvrir les origines et le développement ancien delà religion, un témoignage qui permet de saisir l'état de la croyance à telle époque, qui la présente dans des écrits de telle date et de tel caractère. L'his- toire des textes bibliques, de la littérature biblique, du peuple et de la religion d'Israël, de la théologie biblique, tous ces travaux qui ne disent rien aux métaphysiciens du dogme sont précisément les seuls qui intéressent le critique. Toutes ces recherches historiques ne tendent qu'à constater et à représenter des faits, qui ne peuvent être en contradiction avec aucun dogme, précisément parce qu'ils sont des faits, et que les dogmes sont des idées représentatives de la foi, laquelle n'a pas pour objet le connais- sable humain, mais l'incompréhensible divin.
L'exégèse théologique et pastorale, et l'exé- gèse scientifique et historique sont donc deux choses très différentes, qui ne peuvent être réglées par une loi unique. Bien que la matière en paraisse identique, l'objet n'en est pas réel- lement le même. La loi de l'exégèse ecclésias-
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tique, qui est d'enseigner, au moyen delà Bible, la foi et la morale catholiques, ne saurait être la loi de l'exégèse simplement historique ; et réciproquement la loi de l'exégèse historique, qui est la détermination des faits et du sens primitif des textes, ne saurait être la loi de 1 exé- gèse ecclésiastique. Celle-ci, en imposant ses conclusions à celle-là, comme si c'étaient des faits ou des opinions du passé, l'étoufferait ; et l'exégèse historique, en imposant les siennes à l'exégèse ecclésiastique, comme des dogmes à croire maintenant, la ruinerait. Le travail cri- tique peut être coordonné par le croyant à l'in- terprétation dogmatique, et il doit l'être par celui qui enseigne au nom de l'Eglise ; mais, en tant qu'historique et critique, il a en lui-même sa raison d'être, sa méthode, et il ne peut tenir que de lui-même les conclusions qui conviennent à sa nature propre.
Il me semble, Monseigneur, que l'on n'a pas suffisamment distingué jusqu'à présent les rôles et les droits respectifs du théologien et du cri- tique. Que celui-ci reste sur son terrain; qu'il n'empiète pas sur le domaine de la foi et de son interprétation dogmatique. Ce n'est pas à l'his-
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torien, s'il est seulement historien, qu'il appar- tient de se prononcer sur le fond de la religion et sur l'objet de la révélation. Il n'a pas à déci- der, par exemple, si Jésus est ou non le Messie promis à Israël, la révélation humaine de Dieu, la manifestation personnelle de la Sagesse incréée. Cette question ne se posera pas seule- ment devant l'intelligence du critique, mais devant la conscience de l'homme, et ce n'est pas uniquement par le témoignage de l'histoire qu'elle pourra être résolue. L'historien n'a pas à y répondre au nom de la critique, parce qu'il ne saurait le faire par le seul moyen de l'exégèse scientifique ; et l'homme qui vou- dra l'aborder avec prudence, la trancher avec sécurité, jugera que le témoignage de la cons- cience chrétienne dans l'Eglise est à écouter avec celui de l'Evangile, qu'il continue et inter- prète sans se confondre avec lui.
Que le théologien, de son côté, cesse d'iden- tifier l'histoire avec la théologie et de considérer ses spéculations comme la forme unique, adé- quate et immuable, de la connaissance religieuse et de la science de la religion. Qu'il comprenne enfin que l'histoire des origines chrétiennes est
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autre chose que la définition actuelle de la vérité chrétienne. Les dogmes aussi ont une histoire. Ils n'en auraient pas s'ils existaient dans la Bible tels qu'ils se présentent dans la tradition. On peut dire, sans paradoxe, que pas un chapitre de l'Ecriture, depuis le commencement de la Genèse jusqu'à la fin de l'Apocalypse, ne con- tient un enseignement tout à fait identique à celui de l'Eglise sur le même objet; conséquemment, pas un seul chapitre n'a le même sens pour le critique et pour le théologien. Le critique ne peut pas voir clairement, dans le premier verset de la Genèse, que le monde a été tiré du néant, et le théologien, à propos de ce verset, doit l'affirmer. Le critique ne peut pas ne pas recon- naître, à la fin de l'Apocalypse, une annonce de la venue prochaine du Christ pour le jugement de tous les hommes, et le théologien doit inter- préter, de manière ou d'autre, cette prophétie comme un symbole dont la portée dépasse le sens littéral. Si le théologien veut imposer ses explications au critique et l'obliger à les prendre comme sens originel du texte, le critique ne pourra que se dérober aux injonctions du théo- logien, qui lui demande, inconsciemment, de
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proclamer vrai ce qui, au point de vue de l'his- toire, est faux, à savoir que le rédacteur élohiste de la Genèse possédait nettement l'idée philoso- phique de la création absolue, et que l'auteur de l'Apocalypse ne croyait pas à la fin prochaine du monde.
Le principe du critique ne lui permet pas de formuler des conclusions de foi. Nul principe du théologien ne l'autorise à formuler des con- clusions d'histoire. Le théologien peut émettre des conclusions à propos de l'histoire, mais ce ne sont pas des conclusions historiques ; et pareillement l'historien peut émettre des con- clusions à propos de croyances, mais ce ne sont pas des conclusions de foi. Il est de foi, par exemple, que le Christ est mort sur la croix. Cet article est de foi en tant qu'il appartient à renseignement de l'Eglise touchant le Christ. Mais le crucifiement de Jésus, en tant que fait et matière d'histoire, est simplement certain. Ce n'est pas sur la foi que l'historien s'appuiera pour soutenir que Jésus a été crucifié à Jérusa- lem, par l'ordre de Ponce -Pilate, mais sur la solidité du témoignage traditionnel. L'Eglise assurément pourrait définir le caractère histo-
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rique d'un texte ou d'une donnée biblique, mais ce caractère serait antérieur à la définition et ce n'est pas par la définition que l'historien pourrait et devrait le prouver.
L'autorité historique de la Bible ne se fonde pas sur l'inspiration divine, et ne se prouve pas non plus par elle. Le sens historique de la Bible ne résulte pas de l'interprétation ecclésiastique, et ne se prouve pas non plus par l'autorité de l'Eglise. S'il en était autrement, la démonstra- tion chrétienne et l'enseignement chrétien n'au- raient pas de fondement réel, puisque l'Eglise entend bien s'autoriser du témoignage his- torique de la Bible, et que si la Bible n'avait ni autorité ni sens historiques que par l'Eglise, elle ne serait plus un témoignage valable par lui-même. La raison exige, comme la tradition sainement comprise l'admet, que le témoignage biblique ait une valeur propre, indépendante du témoignage ecclésiastique et supportant celui-ci, faute de quoi tout l'édifice serait fondé sur le vide. Pour que l'harmonie subsiste entre ces deux témoignages, qui n'en sont qu'un, mais saisi à des moments différents, il suffit de les prendre pour ce qu'ils sont, le premier comme
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la racine du second, et celui-ci comme le déve- loppement du premier.
Bien que peu des nôtres s'en aperçoivent. Monseigneur, il est de toute évidence que l'étude historique des Livres saints est à distinguer du travail de la pensée théologique et de la médi- tation religieuse. On ne conçoit pas que la critique puisse suivre à l'égard ' de l'Ecriture une méthode différente de celle qu'elle ap- plique aux autres documents de l'antiquité ; que ses conclusions puissent lui être dictées d'avance, et qu'elle puisse être moralement con- trainte à voir dans les textes autre chose que ce qu'ils contiennent, à leur supposer un carac- tère et des garanties autres que ceux qu'ils pré- sentent d'eux-mêmes à l'observateur impartial. Avec la meilleure volonté du monde, un esprit rompu aux méthodes historiques ne pourrait s'abstenir, en lisant la Bible, de prendre le sens que suggère la Bible même, selon toutes les limitations et les conditions qui se révéleraient à lui; et il ne réussirait pas à y trouver un autre sens que celui-là.
Le devoir de regarder la Bible comme une source autorisée de la foi et un témoignage que
Dieu se rend à lui-même n'est pas logiquement 9 antécédent, mais bien conséquent à la considé- ration historique ; il ne crée aucune entrave à l'exercice critique de l'intelligence sur la Bible envisagée comme document d'histoire. Cette obligation qui s'adresse an croyant ne saurait être incompatible avec le simple travail de la raison naturelle sur un texte qui appartient à l'histoire de l'esprit humain. Elle concerne beaucoup moins la science de la Bible que l'emploi religieux de l'Ecriture. Elle est une direction très autorisée que la foi traditionnelle de l'Eglise fournit à l'individu croyant, pour la juste appréciation de la Bible comme code reli- gieux, et de l'histoire biblique comme histoire religieuse. Elle fera subsister entre le critique catholique et le critique protestant ou incrédule une différence essentielle, parce que le critique catholique, à la différence de l'incrédule, admet- tra que la Bible est un livre de vérité, que la religion biblique est la vraie religion ; et, à la différence du critique protestant, que la vérité salutaire n'est pas à extraire de l'Ecriture par le seul effort de la raison individuelle, mais que la Bible, en tant que livre de la foi et témoi-
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gnage de la révélation divine, a son interprète autorisée dans l'Eglise, c'est-à-dire dans la I conscience collective et permanente du chris- tianisme vivant.
Aussi libre dans ses recherches et dansl'analyse historique des Livres saints que le plus indépen- dant des savants non catholiques, et plus exempt peut-être de tout préjugé, le critique catho- lique, pour ce qui regarde l'interprétation doc- trinale de la Bible en vue des besoins présents de l'humanité, acceptera plus humblement que le théologien le plus traditionnel, les indications de la tradition ; il sera facilement plus catholique d'esprit, ayant une perception plus nette du pro- grès divin qui s'est fait dans l'humanité par l'évolution du monothéisme juif et du christia- nisme catholique. Il s'éclairera de la doctrine ecclésiastique pour s'approprier la substance religieuse de la Bible, et il pourra, d'autre part, venir en aide à la tradition actuellement ensei- gnante, par la science qu'il aura acquise de son passé le plus lointain et de ses incessantes transformations.
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Ainsi, Monseigneur, il n'y a pas, à propre- ment parler, de question biblique, et vous l'avez fort bien senti, en écrivant que cette question était réglée depuis deux cents ans. Il y a seule- ment des questions -Bibliques, un vaste sujet d'études que nous avons eu le tort de négliger trop longtemps. Il s'agit d'apprendre ce que nous ignorons. Quand nous connaîtrons à fond cet ensemble de questions, elles ne troubleront plus personne. Osera i-je ajouter, en finissant, que ceux qui les étudient sincèrement et qui, sans se piquer de littérature, même sans faire étalage de science, travaillent, sachant bien qu'on ne leur en aura pas de gré, à instruire le clergé français sur cette matière capitale, n'ont pas le moindre titre au mépris des princes de 1 Eglise?
Daigne Votre Eminence agréer l'hommage de mon très profond respect.
LETTRE A UN ÉVÊQUE
SUR LA CRITIQUE DES ÉVANGILES ET SPÉCIALEMENT SUR L 'ÉVANGILE DE SAINT JEAN
Monseigneur,
A quelle marque spéciale peut-on distinguer, en exégèse, la vérité de Terreur? C'est ce que je me suis longtemps demandé, en méditant la très savante lettre que vous avez adressée, à propos de mon livre, aux directeurs de votre grand séminaire. Toute réflexion faite, comme j'ai cru trouver que la « vraie exégèse », c'est-à-dire la votre, n'était pas tout à fait une exégèse vraie, et comme la « fausse exégèse », c'est-à-dire celle de L Evangile et l' Eglise, garde encore toutes mes préférences, j'ai renoncé à découvrir la clef de cette délicate énigme.
Votre Grandeur a écrit avec beaucoup de rai- son que les problèmes de science religieuse s'éclaircissent moins par des censures officielles que par une discussion loyale. Mais y a-t-il dis- cussion quand celui qui entame le débat se
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donne tous les avantages, déclarant que sa méthode et ses conclusions sont les seules bonnes, se faisant juge de celui qu'il prend pour adversaire, et le traitant en égaré dont on aura pitié s'il s'empresse d'abjurer ses erreurs? Vous n'avez pas réellement fait la critique de mon livre, je ne ferai pas non plus la critique de votre lettre. Je n'examinerai avec vous, si vous le voulez bien, qu'un seul point, la façon dont un historien doit traiter les documents évangéliques.
Selon vous, Monseigneur, les exégètes catho- liques ne sont pas aussi libres que les autres dans la critique des textes bibliques ; spéciale- ment en ce qui regarde les Evangiles, s'ils peuvent admettre l'existence de certaines con- tradictions que l'ancienne exégèse réduisait par des interprétations subtiles et arbitraires, ils devraient maintenir, sur la foi de la tradition ecclésiastique, avec l'authenticité des livres, le caractère historique de leur contenu, en son entier, et dans le quatrième Evangile aussi bien que dans les trois premiers. C'est en vertu de ce postulat que vous avez réfuté, avec une aisance que je me plais à reconnaître, les
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deux premiers chapitres de L Evangile et l' Eglise. Votre Grandeur paraît ignorer que M. Harnack ne se sert pas du quatrième Evangile, et que je pouvais avoir aussi quelques raisons de ne pas l'utiliser comme un témoignage historique sur renseignement et la carrière terrestre du Sau- veur.
Voyons donc jusqu'à quel point les Evan- giles synoptiques sont des livres d'histoire, et dans quelles conditions se présente à nous l'Evan- gile selon saint Jean. Je n'avais pas abordé ce sujet dans mon livre, et je m'étais placé sim- plement sur le terrain de M. Harnack, pour qu'on ne m'accusât point de soulever à la légère, devant notre public français, des questions que l'on croit troublantes. Mais puisque je me trouve téméraire parce que j'ai voulu être prudent, je renonce maintenant à la sagesse, aiin de mon- trer que je ne suis pas tout à fait un insensé.
I
Pour commencer, Monseigneur, je déclare franchement que je ne comprends pas votre posi- tion exégétique. Je ne vois pas comment un cri-
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tique catholique pourrait être moins libre qu'un critique protestant et qu'un incrédule dans l'exa- men des questions d'authenticité ou dans le com- mentaire historique de F Ecriture. Notre foi ne détermine pas l'attribution des écrits ni le sens primitif des textes bibliques. Ce qu'elle règ-le directement est l'instruction religieuse qu'il convient d'extraire de l'Ecriture, en s'ai- dant des lumières qu'y apporte l'expérience séculaire et actuelle de- la tradition. Mais l'ori- gine des écrits, si on la considère comme une question d'histoire, ce qu'elle est en réalité, n'est pas plus claire ni autrement g-arantie pour nous que pour les non-catholiques. L'appré- ciation des témoignages anciens, l'examen des livres relèvent de la critique, et les lois de celle-ci sont les mêmes pour tout le monde, à moins qu'on ne veuille se mettre en dehors de la critique ou au-dessus. Dans ce cas, l'on tom- berait facilement au-dessous. Autant vaudrait avouer qu'on n'est pas en état de prendre part au commerce scientifique. C'est ce que disent de nous certains savants non catholiques, et je regrette que Votre Grandeur leur donne raison. Même pour l'interprétation des textes, une
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exégèse raisonnable n'est-elle pas impossible si l'on n'admet d'abord que l'enseignement actuel de l'Eglise, qui est la règle du théologien et du prédicateur catholiques, se distingue du sens historique de l'Ecriture ? N'est-il pas vrai que, si on le prend dans l'ensemble, cet enseignement n'est même pas renfermé dans la Bible comme la conclusion d'un raisonnement est contenue dans les prémisses. La doctrine catholique est l'expression intellectuelle d'un développement vivant, non la simple explication d'un vieux texte, ni l'élaboration purement logique d'un ancien symbole. Elle correspond substantielle- ment à la doctrine évangélique, comme celle-ci correspond substantiellement à la foi des pro- phètes ; mais elle n'en est pas que l'expression étudiée ; le lien qui l'y rattache est un lien vital, moyennant lequel toutes les formes essen- tielles de la pensée ecclésiastique procèdent d'un même principe que les formes essentielles de la pensée évangélique et se dégagent de celle-ci comme un effort pour atteindre, dans des condi- tions différentes, à la représentation du même objet vivant et diversement exprimé, Dieu, l'homme et sa destinée, l'économie du salut. A. Loisy. — Autour d'un petit livre. 5
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Demander à l'historien de retrouver dans les textes bibliques toute la doctrine actuelle de l'Eglise, c'est lui demander de voir dans un gland les racines, le tronc et les branches d'un chêne séculaire.
Je lis, dans une Vie de Notre-Seigneur Jésus- Christ qui en est à sa sixième édition, un com- mentaire tout à fait surprenant des paroles évan- géliques * : « Deux hommes travailleront aux champs : l'un sera pris, et l'autre sera laissé. Deux femmes moudront à un moulin : on prendra celle-ci, on laissera celle-là. Veillez donc, car vous ne savez à quelle heure le Maître viendra. » La leçon que Jésus voulait donner à ses disciples aurait été la suivante : « En leur recommandant des dispositions si visiblement personnelles, il entendait les préparer à un événement qu'ils devaient voir de leurs yeux, et qui, par consé- quent, ne pouvait être ni la fin du monde, ni le jugement général, mais bien la mort, saisissant chaque homme à son heure, pour le jeter aux pieds de son Juge et fixer son éternité. » Hélas ! Monseigneur, à qui le ferez- vous croire? N'avez-
1. Matth. xxiv, 40-41 ; Luc, xvu, 34-35.
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vous donc pas remarqué que le Sauveur parle du «jour du Fils de l'homme », de l'avènement du Christ glorieux, et qu'il compare l'arrivée de ce jour à celle du déluge qui surprit le genre hu- main tout entier, sauf Noé avec sa famille? Dieu prit Noé, comme les anges prirent Lot pour le tirer de Sodome ; et les anges prennent de même tal homme et telle femme, tandis que les autres sont abandonnés au jugement qui s'exerce sur l'humanité coupable. Certes, Votre Grandeur a le droit, quand elle prêche dans sa cathédrale, d'interpréter ce texte de la préparation à la mort, c'est-à-dire d'en tirer la meilleure application qu'il comporte aujourd'hui. Mais il est évident, pour tout homme sans parti pris, que le Christ n'avait pas en vue que cette leçon purement m >rale ; il parlait du prochain avènement mes- sianique; les disciples n'ont pas pu l'entendre autrement, et l'historien doit le comprendre ainsi.
L'ouvrage que je viens de citer me fournirait une série interminable de pareils exemples. Celui-ci suffît pour caractériser votre méthode et pour me justifier de ne la point suivre. Je crois voir très clairement que votre exé-
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gèse, légitime comme adaptation ecclésiastique de l'Evangile, très vraie à sa manière, est fausse comme explication historique du texte, comme détermination de la pensée du Christ et de la tradition évangélique. Libre à vous, Monsei- gneur, de défendre l'idée, tout individualiste et protestante, que M. Harnack se fait du royaume des cieux. D'autres grands exégètes catholiques vous appuient de leur suffrage, et ils insinuent, comme vous, que l'attente de laparousie, du pro- chain avènement du Christ dans la gloire, fut une « erreur » de la génération apostolique. Mais cette erreur, si erreur il y a , est dans l'Evangile, et vous serez obligé d'admettre, ou que Jésus l'a profes- sée, ou que la majeure partie de son enseigne- ment dans les Synoptiques est dépourvue d'au- thenticité. Ce sont là deux extrémités fort graves, et je ne vous cacherai pas que la seconde, qui aurait peut-être vos préférences, et quia celles des apologistes catholiques de M. Harnack, me paraît infiniment plus périlleuse que la première. Il y a beau temps que l'on sait à quoi s'en tenir sur Yinerrance de l'Ecriture, comme nous disons dans notre patois théologique. L'idée du royaume céleste était un symbole religieux,
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l'image concrète de réalités indéfinissables. La notion de relativité, appliquée à l'enseignement de Jésus, peut rendre compte de ce que vous appelez erreur. Mais s'il faut que tout ce qui, dans l'Evangile, exprime ou suppose l'immi- nence du jugement de Dieu, ne remonte pas au Sauveur, presque toute la tradition synoptique devra être abandonnée. La prédication du Christ, dans les trois premiers Evangiles, n'est guère qu'un avertissement à se préparer au jugement universel qui va s'accomplir et au royaume qui va venir. Tout cela est dépourvu de sens, s'il ne s'agit que de se préparer par une pieuse vie à une sainte mort. Tout cela est étranger à l'Evan- gile du Christ, si le Christ n'a point annoncé le prochain avènement du royaume. Mais l'Evan- gile, Monseigneur, et je m'étonne un peu qu'un homme aussi versé que vous dans l'exégèse biblique ne s'en soit pas aperçu, l'Evangile n'était l'Evangile, n'était « la bonne nouvelle » que parce qu'il annonçait cet avènement. Je vais plus loin, et j'affirme sans crainte que Jésus n'a été condamné à mort que pour ce motif. S'il n'avait prédit que le règne delà charité, Pilate n'y aurait pas trouvé grand inconvénient. Mais
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l'idée du royaume messianique, toute spiritua- lisée qu'elle était dans l'Evangile de Jésus, ne laissait pas d'impliquer, dans un prochain avenir, une révolution générale des choses humaines et la royauté du Messie. Otez de l'Evangile l'idée du grand avènement et celle du Christ- Roi, je vous défie de prouver l'existence his- torique du Sauveur ; car vous aurez enlevé toute leur signification historique à sa vie et à sa mort. Et voilà le danger dune critique con- servatrice comme la vôtre, Monseigneur. Sous prétexte de sauver la vérité de l'Evangile, elle en sacrifie la réalité. Elle ne mène pas au doute, comme on prétend que ma critique radicale y conduit, mais elle pourrait mener très vite à l'in- crédulité ceux qui penseraient trouver que le catholicisme a besoin, pour subsister, de fermer les yeux sur son point de départ.
Vous mettez, Monseigneur, une sorte de coquet- terie à relever certaines contradictions des évan- gélistes, et vous lancez de légères pointes aux théologiens trop rigides sur la doctrine de l'inspi- ration biblique. Quand on prend de la critique, on n'en saurait trop prendre, et peut-être serait-il plus sage de n'en pas prendre du tout que d'en
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prendre si peu. A quoi sert-il d'embarrasser les théoriciens de l'inspiration sur la guérison de l'aveugle de Jéricho *, en observant que, d'après Luc, Jésus guérit l'aveugle avant d'entrer dans la ville, que, d'après Marc, il le guérit en sor- tant, et que, d'après Matthieu, il ne guérit pas seulement un aveugle, mais deux, si l'on ne fournit aucune explication plausible de ces diver- gences, et si Ton préfère comme plus complète la narration de Matthieu, sauf à dire, en note, que cet évangéliste a pu « mettre au pluriel » l'unique aveugle qui ait recouvré la vue en cette occasion? A quoi bon signaler aussi les variantes de rédaction dans les discours, si l'on n'en cherche pas l'origine et la signification? Il y a toute une psychologie des évangélistes, toute une histoire de la rédaction des anecdotes et des sentences évangéliques, qui se révèle au critique attentif. Si l'on n'a pas fait soi-même ce travail de minutieuse analyse, on n'est pas autorisé pour autant à l'interdire aux autres, ni à en contes- ter les résultats au nom d'un principe dogma- tique dont on ne saurait d'ailleurs justifier l 'ap- plication.
i. Marc, x, 46-52; Matth. xx, 29-34; Luc, xvm, 35-43.
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II
Votre Grandeur ne doit pas ignorer que les critiques contemporains ne résument pas le pro- blème de l'origine et du rapport des trois pre- miers Evangiles, dits synoptiques, dans la for- mule : « Un seul Évangile oral, recueilli çà et là dans des feuilles volantes et aboutissant fina- lement à trois formes principales écrites. » La plupart n'admettent pas davantage l'authenticité apostolique du quatrième Evangile. Pas un ne voudrait souscrire à cette assertion : que nos quatre Évangiles « possèdent tous, au même degré, les meilleures garanties de vérité histo- rique et de parfaite fidélité ». Ce seraient donc des livres comme on n'en aurait jamais vu, puisqu'il est impossible que quatre écrivains, traitant du même sujet avec une certaine indé- pendance, aient identiquement les mêmes qua- lités et le même mérite. Et quand on songe aux innombrables divergences des évangélistes sur des points qui sont parfois très importants pour Thistoire, l'affirmation d'une égale valeur historique pour tous les quatre n'apparaît
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plus comme paradoxale, mais l'on se demande ce qu'elle peut bien signifier. Ne niez-vous pas, au moins partiellement, le caractère historique du quatrième Evangile, en reconnaissant que l'auteur, afin de remplir le plan qu'il s'est tracé, glane « dans la mémoire du cœur ou dans l'inspiration permanente de l'Esprit tout ce qui peut mettre en relief sa théorie du Verbe » ? Est-ce que la « théorie » du Verbe incarné appar- tient à la tradition historique de l'Evangile, et les suggestions de l'Esprit peuvent-elles se ran- ger dans la même catégorie que les souvenirs des témoins oculaires?
De ce que le second Evangile, qui ne dépend pas des deux autres Synoptiques, est passé presque tout entier dans ceux-ci, les critiques, en très grand nombre, concluent qu'il est primi- tif relativement à eux. Cette opinion est infini- ment vraisemblable. Matthieu et Luc ont eu sous les yeux Marc ou un Evangile très semblable à Marc, qu'ils ont exploité assez librement ; quand ils corrigent l'ordre de leur source, on voit géné- ralement les raisons de la transposition, et les effets très fâcheux qui s'ensuivent quelquefois, pour l'enchaînement des faits, trahissent leurs
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combinaisons rédactionnelles. Les motifs de ces combinaisons n'ont rien à voir avec la critique. Matthieu, par exemple, se propose de montrer alternativement ce que Jésus enseignait et les miracles qu'il faisait ; il place de loin en loin des collections de sentences qui ont forme de dis- cours suivis, et, dans l'intervalle, il loge les faits de Marc ; mais comme il a voulu donner, entre le discours sur la montagne1 et le discours sur la mission des apôtres-, un choix de dix miracles, il a été amené à briser plusieurs fois la suite du second Evangile et à créer des transitions arti- ficielles pour constituer sa série de prodiges. Luc a transposé de même la prédication de Jésus à Nazareth, et ce déplacement a entraîné celui de la vocation des quatre premiers disciples ; par sa façon de traiter la première de ces anecdotes, il la transforme en une sorte de tableau prophé- tique où l'on peut lire l'avenir de l'Evangile auprès des Juifs et auprès des Gentils ; c'est pourquoi il la met en tête du ministère galiléen ; mais il n'a pas cherché autrement à dissimuler
1. Matth. v-vii.
2. Matth. x.
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son procédé ni à corriger les incohérences qui en résultent dans sa narration, où l'on parle des miracles de Capharnaùm avant que Jésus soit allé dans cette ville, et où le Sauveur va chez Simon, guérir la belle-mère de celui-ci, avant d'avoir fait connaissance de son disciple. De semblables écarts sont une preuve de la dépen- dance de Matthieu et de Luc à l'égard de Marc, tout comme leur conformité générale à l'écono- mie et à la teneur des récits dans le second Evangile.
Les critiques ont pareillement conclu à l'exis- tence d'une source autre que Marc, pour les par- ties communes entre Matthieu et Luc dans les discours du Christ que ne possède pas Marc. Ils ont identifié hypothétiquement cette source à l'Evangile hébreu de Matthieu, aux Logia dont parle Papias d'Hiérapolis. Plusieurs pensent que les deux évangélistes ont dû travailler sur des recensions différentes de ces Logia, le recueil ayant subi diverses modifications avant de par- venir entre leurs mains. Il est certain qu'ils dif- fèrent bien plus entre eux dans la manière de traiter les discours que pour les récits, où ils s'appuient l'un et l'autre sur Marc.
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Néanmoins, il est encore assez facile de recon- naître un fond commun de sentences écrites, qui ont subi, depuis leur première rédaction, un travail fort complexe de remaniement dans leur distribution, et de retouches ou d'additions interprétatives dans leur texte. Matthieu se plaît à les donner, pour ainsi dire, par paquets. Luc les disperse volontiers. Toujours est-il que, si le recueil de sentences a été rédigé d'abord par l'apôtre Matthieu, ce n'est certainement pas le même apôtre qui a combiné les discours du Sei- gneur avec les récits de Marc, pour constituer notre premier Evangile ; et le rédacteur qui a procédé à cette compilation n'a pas écrit avant Fan 70.
Le fait de la compilation semble exclure l'ori- gine apostolique : un compagnon du Christ aurait-il eu besoin de s'assimiler une relation historique dont l'auteur présumé n'avait pas été lui-même disciple de Jésus ? La façon dont le rédacteur distribue les sentences et les récits n'est pas d'un témoin oculaire, mais d'un écri- vain qui opère avec les données de la tradition écrite ou orale, non avec des souvenirs per- sonnels. Les détails de récits ou les récits com-
J)lets qui lui appartiennent en propre sont loin dé présenter le caractère d'informations directes. Quand, abrégeant le récit de Marc, il dit que la fille de Jaïr était déjà morte lorsque son père vint trouver le Sauveur, il altère sensiblement la physionomie historique de cette importante anec- dote. Quand il raconte l'apparition du Christ ressuscité, il s'exprime visiblement comme un homme quin'a eu aucune part aux événements qui ont produit la foi des apôtres, et il semble même n'avoir à ce sujet que des renseignements assez vagues. La seule analyse des paraboles montre- rait qu'il n'était pas apôtre et qu'il écrivait après la ruine de Jérusalem. La comparaison de Mat- thieu et de Luc, dans certains morceaux, notam- ment dans la parabole du Festin, accuse des modifications et des additions qui dérangent l'économie religieuse des narrations parabo- liques, et qui y ont été introduites pour en élargir l'application au moyen d'interprétations allégo- riques. C'est ainsi que, dans le Festin1, le roi, mécontent des gens qui ont refusé son invita- tion, détruit leur ville, qui était pourtant sa
1. Matth. xxu, 12-14.
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propre capitale, et envoie ensuite chercher dans les rues les gens qui doivent profiter du repas préparé. Luc ignore ce trait de la ville détruite, qui rend la fable incohérente et qui l'aurait faite ridicule pour les auditeurs de Jésus. Il est bien évident que le glossateur de la parabole a eu en vue la destruction de Jérusalem, qui était pour lui un fait accompli. Ce n'était pas un apôtre, mais un chrétien de la seconde ou de la troisième génération, très préoccupé de la discipline intérieure des communautés chré- tiennes, à une époque où elles étaient déjà for- tement constituées; et c'est pour cela que, seul entre tous les évangélistes, il parle de « l'Eglise ». Luc non plus n'a pas dû écrire avant l'an 70. Gomme il déclare que plusieurs ont écrit* avant lui, et que les critiques ne vérifient cette assertion que pour deux sources, Marc et les Logia, ils supposent volontiers qu'une partie au moins des matériaux qui lui sont propres vient dune troisième source, ignorée de Matthieu. Il est probable que Matthieu a négligé délibéré- ment certaines paraboles que Ton trouve dans Luc. Mais l'hypothèse d'une troisième source, ou dun plus grand nombre, ou de recensions
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particulières des deux sources principales, n'en est pas moins vraisemblable. Toujours est-il que le troisième Evangile suppose derrière lui un assez long développement de la littérature évangé- lique. L'Evangile a été écrit avant les Actes des apôtres. Mais de ce que la mort de Paul n'est pas racontée dans les Actes, peut-on inférer que ce livre et conséquemment l'Evangile ont été com- posés avant la mort de l'Apôtre des Gentils? L'évangéliste vivait, lui aussi, après la ruine de Jérusalem dont il décritle siège1 ; il a ligure dans la parabole des Mines2 le châtiment des Juifs, à l'instar de Matthieu dans la parabole du Festin. Si l'on contrôle les Mines de Luc par les Talents de Matthieu, on s'aperçoit que tout cequiconcerne le prince royal qui s'en va prendre possession de son trône est adventice au récit ; que l'auteur a pensé à Jésus montant au ciel, et que l'extermi- nation de ceux qui ont protesté contre l'avène- ment de leur roi est la punition de Jérusalem et des Juifs qui ont rejeté le Christ. Dans le préam- bule de la parabole3, l'auteur a eu soin de
1. Luc, xxi, 20-24.
2. Luc, xix, 12-27.
3. Luc, xix, 11.
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faire entendre qu'il allait expliquer le retard apporté à l'avènement du Christ glorieux, et il fournit cette explication dans le développe- ment allégorique du thème traditionnel : con- formément à son interprétation du grand dis- cours apocalyptique1, il signifie que la punition des Juifs et la prise de Jérusalem, dont il parle comme en ayant la connaissance his- torique, devaient précéder le retour du Sau- veur.
Mais ce ne sont pas seulement ces résultats de la critique, admis par les principaux exégètes protestants, qui sont supposés dans les deux premiers chapitres de L Evangile et V Eglise. Quand on poursuit la critique de Marc, il n'est pas difficile de voir que, s'il est primitif rela- tivement aux deux autres Synoptiques, il n'est point tel absolument. L'on y reconnaît les mêmes phénomènes de sutures, de combinai- sons et de superpositions qui ont été signalés dans Matthieu et dans Luc. La discussion avec les pharisiens à propos de Belzéboul2 est comme
1. Cf. Luc, xxi, 20, 24.
2. Marc, m, 22 30.
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interpolée dans le récit de la démarche que les parents de Jésus avaient faite pour le ramener chez eux. Dans le chapitre des paraboles, on dis- tingue comme trois étapes de la tradition et de la rédaction : les fables primitives *, qui étaient très claires en elles-mêmes et n'avaient pas besoin d'explication ; l'interprétation sollicitée par les disciples après la première parabole 2; la réflexion générale sur le but de l'enseignement parabolique3, qui vient en surcharge avant l'ex- plication allégorique du Semeur. Il est peu croyable que les deux récits de la multiplication des pains 4 soient dus à une même tradition : l'un des récits aura été ajouté par un rédacteur qui avait rencontré une seconde version du miracle. La prédiction concernant la passion et la mort du Fils de l'homme5 semble intercalée entre la confession de Pierre 6 et la promesse relative au prochain avènement du règne de Dieu 7. Une
1. Marc, iv, 2-9, 21-32.
2. Marc, iv, 10, 13-20.
3. Marc, iv, 11-12. Cf. Études évangéliques, 71-83.
4. Marc, vi, 30-44; vin, 1-9.
5. Marc, vin, 31-38.
6. Marc, vin, 27-30.
7. Marc, ix, 1.
A. Loisy. — Autour d'un petit livre. 6
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parole sur les souffrances du Fils de l'homme 1 coupe également ce qui est dit de la venue d'Elie en la personne de Jean-Baptiste 2. La parabole des Mauvais vignerons3 a été introduite entre la réplique faite par Jésus, dans le temple, aux chefs des prêtres qui l'interrogent touchant l'autorité qu'il s'attribue 4, et la retraite des questionneurs déconfits par la demande que Jésus lui-même leur adresse 5. L'annonce des apparitions du Christ en Galilée après sa résur- rection 6 sépare mal à propos ce que Jésus dit du scandale que sa passion va causer à ses dis- ciples 7, de ce que Pierre y répond pour protes- ter de sa fidélité 8. Il paraît donc incontestable que le second Evangile a été composé par les mêmes procédés que le premier et le troisième : source par rapport à ceux-ci, il a eu lui-même des sources, et il n'a pas acquis du premier coup
1. Marc, ix, 12 b.
2. Marc, ix, 12 a, 13.
3. Marc, xii, 1-12 ah.
4. Marc, xi, 27-33.
5. Marc, xii, 12 c. Cf. Études évangéliques, 53.
6. Marc, xiv, 28.
7. Marc, xiv, 27.
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sa forme définitive : c'est une œuvre composite, dont le plus ancien fond peut représenter les souvenirs de l'apôtre Pierre, mais qui a été com- plétée au moyen d'autres traditions, ou par des développements interprétatifs de la tradition première.
Vous m'accorderez, Monseigneur, que de tels écrits ne sont pas à employer sans discerne- ment. L'historien ne peut les utiliser que selon la consistance qu'ils présentent au point de vue de l'histoire. Si l'on a tourné peu à peu les para- boles en allégories ; si l'on a constamment adapté l'enseignement du Sauveur au besoin des Eglises naissantes ; si un travail d'idéalisation progressive, d'interprétation symbolique et dog- matique, s'est opéré sur les faits mêmes, l'histo- rien doit s'en rendre compte ; faute de quoi il ne percevra dans les Evangiles qu'un ensemble con- fus d'idées parfois incohérentes et de faits dont la réalité se' confondra avec la leçon que les évangélistes ont voulu en déduire. Au cours de son ministère, Jésus ne parlait pas pour enseigner sa qualité de Messie, et les miracles qu'il faisait n'étaient pas pour la démontrer. Mais la tendance naturelle de la tradition devait
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être et elle fut bientôt à découvrir, dans sa vie et dans sa mort, des traits caractéristiques et des preuves péremptoires de sa dignité messianique. La gloire du Sauveur ressuscité rej aillit sur les sou- venirs de sa carrière terrestre, comme pour les proportionner à la condition du Christ immortel. Cette perspective, qu'on peut- appeler messia- nique, a recouvert le fond proprement historique de l'Evangile. Elle ne l'a point altéré substantiel- lement ; au point de vue de la foi, elle montre même l'œuvre de Jésus dans un jour plus vrai que celui de la réalité. Il n'en reste pas moins qu'elle n'est plus la réalité, qu'elle n'est pas l'his- toire, et que, si elle donne lieu, sur certains points, à des développements symboliques, ou à une façon moins exacte de présenter les faits, l'historien ne peut que le constater. De même, si l'influence des premières spéculations christolo- giques se fait sentir sur la tradition des discours du Christ, il ne doit point se contraindre à n'en rien voir. Etant données les conditions dans lesquelles s'est transmis le témoignage évangé- lique, tout ce que la critique observe devait iné- vitablement se produire. Ni les prédicateurs chrétiens ni les évangélistes n'avaient souci de
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Inexactitude historique ; ils visaient à produire la foi, et ils interprétaient l'Evangile en le racon- tant. L'allégorisation des paraboles, la tendance à entendre symboliquement certains faits, la préoccupation de démontrer le Christ par son œuvre, en un mot l'évolution de la tradition didactique et littéraire qui aboutit aux Synop- tiques n'a rien de surprenant. Il est d'autant plus indispensable de l'étudier et de la com- prendre qu'elle explique l'apparition et le carac- tère du quatrième Evangile.
III
Je ne me dissimule pas, Monseigneur, la gravité de la question que j'aborde mainte- nant. Mais si cette question ne me paraissait pas très claire sur le point le plus important, je n'aurais pas publié un livre où le quatrième Evangile n'est pas considéré comme un témoi- gnage historique touchant la vie et l'enseigne- ment du Sauveur. Tant que je n'ai pas exa- miné par moi-même et à fond l'Évangile de saint Jean, j'inclinais à en admettre l'origine aposto-
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lique ; l'affirmation ecclésiastique me semblait être d'un grand poids, et l'existence d'une tra- dition spéciale me paraissait la meilleure expli- cation des divergences que Jean présente à l'égard des Synoptiques. A mesure que j'ai pénétré davantage l'esprit de cette œuvre, et je l'ai étudiée de près pendant plusieurs années, j'ai cru voir de plus en plus sûrement que l'auteur, quel qu'il fût, n'écrivait pas d'après ses souvenirs, mais qu'il avait conçu et rédigé une interprétation théologique et mystique de l'Evangile.
La tradition sur l'origine apostolique du livre est beaucoup moins ferme et précise qu'on ne le suppose communément. Saint Irénée, dont on voit l'autorité invoquée jusque dans l'apologé- tique des romans honnêtes, ne possédait, à ce qu'il semble, aucun renseignement particulier sur l'origine du quatrième Evangile, dont il ne fait qu'attester la diffusion et le crédit aux environs de l'an 180. Il connaît des gens qui ne veulent pas recevoir cet écrit comme aposto- lique, et il ne leur objecte pas la certitude de la tradition, il leur reproche seulement de chasser le Saint-Esprit, puisqu'ils repoussent l'Evangile
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du Paraclet. Comme ces adversaires de Jean doivent être les mêmes qui ont attribué l'Evan- gile et l'Apocalypse à l'hérétique Cérinthe, Irénée dit que Jean a écrit pour réfuter Cérinthe; mais cette assertion paraît également dépourvue de fon- dement historique. Qui était Jean l'Ancien, dont parle Papias, et dans quel rapport se trouve-t-il avec l'apôtre Jean et le quatrième Évangile ? Il semble que Jean l'Ancien n'était pas l'apôtre Jean, et que l'Evangile a été attribué à Jean l'An- cien, bientôt confondu avec l'apôtre, sans que cette attribution soit autrement garantie. Le problème est un des plus obscurs qui soient dans l'histoire du Nouveau Testament, et l'opi- nion traditionnelle bénéficie de cette obscurité. Mais la personnalité de l'auteur est un point accessoire. Le point essentiel, pour l'historien, est la nature même du livre.
En effet, si le témoignage du quatrième Evan- gile est historiquement recevahle pour la vie de Jésus, il ne viendra pas compléter celui des Synoptiques, il le corrigera de manière à le détruire presque entièrement. Ce sont deux représentations de la carrière et de l'enseigne- ment du Christ, entre lesquelles on est obligé
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de choisir. Si Jésus a parlé et agi comme on le voit parler et agir dans les Synoptiques, il n'a point agi et parlé comme on le voit faire en saint Jean ; réciproquement, si Jean est une relation historique de l'Evangile, les Synop- tiques en seront une relation artificielle et où le Christ aura été défiguré. Une exégèse complai- sante, qui se croit historique et qui reste pure- ment théologique, peut se faire illusion sur l'in- compatibilité des deux tableaux et maintenir qu'ils sont de même genre. L'exégèse critique ne le peut ni ne le doit.
Je ne fatiguerai pas Votre Grandeur par une discussion détaillée des rapports de Jean avec les Synoptiques. Il faut un commentaire pour établir que le quatrième Evangile dépend des premiers là même où il a l'air de s'en écarter le plus, et que l'on n'a pas besoin de supposer derrière lui une tradition particulière. Je me contenterai de montrer que la suite des récits, la physionomie du Sauveur et la forme de son enseignement dans les Synoptiques offrent des conditions d'historicité qu'ils n'ont pas dans saint Jean.
Certes, les Synoptiques sont déjà des livres de
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prédication chrétienne et non des histoires pro* prement dites ; mais la tradition populaire qui les supporte est encore dominée par l'impression de la réalité ; le Christ y est encore un personnage vivant. On y voit Jésus de Nazareth, en pleine conscience de sa mission providentielle, com- mencer à prêcher, dans son milieu galiléen, le prochain avènement du royaume des cieux ; la simplicité originale de sa parole attire d'abord la foule; le prestige de sa haute piété envers le Père céleste qui l'envoie, et sa profonde commi- sération pour le peuple qui souffre dans l'âme et dans le corps lui font une clientèle des pauvres gens à qui il s'adresse d'abord ; les miracles se produisent comme spontanément et se multi- plient presque malgré lui ; cependant les gar- diens officiels de la religion ne tardent pas à s'émouvoir; les pharisiens critiquent l'attitude du nouveau docteur à l'égard de la Loi, des traditions, des gens mal famés ; le peuple même ne trouve bientôt plus son compte à la promesse d'un règne de Dieu qui ne tend pas d'abord à relever l'indépendance d'Israël ; Jésus sait qu'il doit porter l'Evangile à Jérusalem, mais l'expé- rience faite en Galilée l'avertit de l'issue funeste
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que peut avoir cetle démarche nécessaire; il obéit à la loi de sa destinée, il vient à Jérusalem pour la Pâque; il y enseigne pendant quelques jours, sous l'œil inquiet des prêtres et sous le regard jaloux des scribes ; il est livré comme perturbateur et faux Messie à l'autorité romaine ; le gouverneur s'aperçoit que l'accusé n'est pas un agitateur politique ; mais l'espèce d'équi- voque, impossible à dissiper, que créait le nom de Messie, de « roi des Juifs », avoué enfin devant les juges, fait que Pilate cède à la pres- sion des accusateurs ; Jésus meurt sur la croix, et son rôle proprement messianique, sa gloire de chef préposé à la société des justes élus, ne commence qu'avec sa résurrection. Dans cette perspective, l'enchaînement des faits, la con- duite des personnes, celle de Jésus depuis son baptême, celle des pharisiens et des prêtres, celle de Pilate, n'ont pas besoin d'être expli- quées : tout s'explique de soi-même et par un mutuel rapport de circonstances et d'action ; la grandeur du Christ est sensible, mais sous de modestes apparences, et sa carrière se déroule à la façon des choses qui arrivent en ce monde. Il en va tout autrement dans le quatrièmp
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Évangile, où le Christ étonne dès l'abord la Gali- lée et surtout Jérusalem par les prodiges les plus extraordinaires, en même temps qu'il les stupéfie par une doctrine que nul ne peut comprendre. Le Christ johannique se présente comme un être transcendant, qui n'est pas de la terre, mais du ciel ; qui semble ne parler et n'agir jamais que pour satisfaire aux termes de sa définition, pour prouver qu'il est de Dieu, qu'il est un avec Dieu. De ses rapports communs avec les hommes de son temps, même avec son entourage, on ne dit rien. Les gens qu'on met en relations avec lui n'interviennent que pour lui fournir l'occasion de déclarations qui roulent toujours dans le même cercle et affirment la divinité de son ori- gine. On lui épargne le contact des lépreux, des possédés et des pécheresses *, la familiarité avec les pharisiens et avec les publicains, même avec ses disciples. Il connaît d'avance les dispo- sitions des hommes et le programme de sa vie ; il marche d'un pas qu'on pourrait dire auto- matique vers le terme fatal de sa destinée,
1. L'histoire delà femme adultère, au c. vin, est une pièce rapportée qui appartient par son origine à la tra- dition synoptique, non au quatrième Évangile.
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jamais ému, si ce n'est qu'il le veuille, jamais affecté du sort qui l'attend, si ce n'est qu'il lui plaît une fois de se dire inquiet, pour ajouter aussitôt qu'il ne doit pas l'être et qu'il ne l'est pas 1. Et comme son enseignement n'a d'autre objet que la divinité de sa personne et de sa mission, il n'opère de miracles que pour faire valoir ce qu'il enseigne, pour « manifester sa gloire 2 », comme il est dit dès le miracle de Gana ; ces miracles sont des argu- ments de sa toute-puissance, en même temps que des symboles transparents de son œuvre spirituelle, c'est-à-dire, encore et toujours, de sa mission telle que la définit son enseigne- ment ; ce sont comme de grandes allégories en action qu'il institue lui-même devant tout un peuple. 11 va au-devant de la mort, et les soldats peuvent l'arrêter parce qu'il le permet ; il n'est pas seulement ferme devant Caïphe et devant Pilate, il les domine de toute sa divinité ; il est sur la croix comme sur un trône royal; il demande à boire pour réaliser une prophétie ; après quoi, « sachant que tout
1. Jean, xii, 27-28.
2. Jean, ii, 11.
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est accompli 4 », prophéties anciennes et volon- tés du Père, il rend l'esprit.
Ce Christ, sans doute, n'est pas une abstrac- tion métaphysique, car il est vivant dans l'âme de l'évangéliste. Mais ce Christ de la foi, tout spirituel et mystique, c'est le Christ immortel qui échappe aux conditions du temps et de l'existence terrestre. Les hommes que le récit amène autour de lui sont devenus des types figu- ratifs et tiennent leur place, en cette qualité, dans la synthèse théologique et apologétique de l'auteur. La vie qui se dégage de tout cet en- semble est celle de la foi chrétienne, vers la fin du premier siècle chrétien. Les récits de Jean ne sont pas une histoire, mais une contemplation mystique de l'Évangile ; ses discours sont des méditations théologiques sur le mystère du salut.
Tel est, Monseigneur, autant que je puis le voir, le véritable rapport du quatrième Evangile avec les trois premiers. Je me suis servi unique- ment des Synoptiques pour écrire mes chapitres du (( royaume des cieux » et du « Fils du Dieu », parce que je pense que les Synoptiques seuls
1. Jean, xix, 28-30.
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ont gardé limage historique de Jésus et de son enseignement. Je n'ai parlé de Jean qu'au cha- pitre du dogme chrétien, parce que je pense que le quatrième Evangile ne raconte pas réel- lement la vie du Christ et qu'il appartient au développement de la christologie. Mais Votre Grandeur me demandera peut-être quelle idée je me fais de ce livre et comment je l'interprète. C'est ce que je vais brièvement exposer.
IV
Le témoignage traditionnel n'est pas plus précis quant au caractère du quatrième Evan- gile que pour tout autre document biblique. En fait, l'ancienne Eglise a surtout cherché dans l'Evangile johannique ce qu'il lui apportait, une christologie intelligible pour la science du temps, et elle ne s'est pas demandé s'il conte- nait plus ou moins d'histoire que les précédents. L'Eglise chrétienne, qui allégorisait l'Ancien Testament, ne se défendait pas d'allégoriser les récits évangéliques ; elle n'eut jamais souci de fixer, d'après les règles de la critique moderne,
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la nature propre des livres dont elle se servait pour nourrir la foi. L'interprétation allégorique des paraboles et des faits évangéliques est commencée dans les Synoptiques. On ne doit donc pas être surpris que l'exégèse critique découvre des allégories dans le quatrième Evan- gile. L'invraisemblable serait qu'il n'y en eût pas, puisque cet Evangile, venant après les Synoptiques, a dû plutôt abonder dans l'idéali- sation que rétrograder vers la simple histoire. L'allégorie n'était-elle pas, pour Philon d'Alexandrie, la clef de l'Ancien Testament, la forme naturelle de la révélation divine, et l'influence du philonisme sur Jean n'est-elle pas incontestable ?
L'analyse critique du livre permet seule de reconnaître en quelle mesure le principe de l'allégorie y a été appliqué. Mais quand même l'ouvrage entier serait symbolique jusque dans ses moindres détails, il ne serait pas un cas inexplicable dans la littérature évangélique, puisque, d'un côté, cette allégorisation com- plète serait préparée par l'allégorisation partielle des Synoptiques, et que, d'autre part, la volati- lisation absolue de la tradition historique dans
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les systèmes gnostiques , est l'aboutissant hété- rodoxe de la même tendance. Jean ne serait isolé ni à droite ni à gauche. Il serait resté dans la ligne de la tradition chrétienne, parce qu'il a, en toute hypothèse, subordonné la philoso- phie à la religion, et l'allégorie au maintien de la réalité fondamentale du christianisme, l'ap- parition historique de Jésus. Par là il diffère essentiellement de la gnose, qui substituait à l'Evangile un système philosophique où la vie et la mort du Sauveur s'évanouissaient en un rêve transcendant.
L'auteur du quatrième Evangile a conçu le Christ comme une manifestation temporelle de l'Etre divin, et son livre même est une osten- sion : comme le Christ johannique est le Verbe incarné, l'Evangile johannique est une incarna- sion, la représentation figurée du mystère de salut qui s'est accompli et se poursuit par le Verbe-Christ. Discours et récits contribuent à cette révélation du Sauveur, les récits comme signes expressifs des réalités spirituelles, les discours comme explication des signes et de leur sens profond. Ces discours même expriment en figure la vérité invisible ; ils sont constitués
par des séries de métaphores ou d'allégories qui font tableau, tout comme les récits, et qui ont pareillement une signification profonde, cachée sous le vêtement d'une image sensible. Les faits avec les instructions qui les commentent sont des « signes », c'est-à-dire des preuves du Christ, non des arguments proprement démonstratifs, mais des arguments qui expliquent et révèlent la vérité qu'ils veulent confirmer. Les miracles du Christ johannique n'ont pas besoin d'être multipliés ; aussi n'y en a-t-il qu'un de chaque sorte, avec un total de sept, nombre parfait ; ils sont durables comme symbole, et l'action spi- rituelle du Sauveur, dont ils sont la figure, est la vraie preuve, indiscutable et permanente, de sa divinité. Ainsi l'Evangile est constitué, comme le Christ, par un esprit divin sous un extérieur humain ; et c'est l'esprit intérieur qu'il faut chercher, auquel on doit croire. On pourrait dire du Christ qu'il est une allégorie personnelle et divine, et de l'Evangile qu'il est le Verbe incarné.
Le fond des allégories se résume dans les deux idées maîtresses du livre : le Christ vie, le Christ lumière, qui donne la lumière et la A. Loisy. — Autour d'un petit livre. 7
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vie. L'application aux réalités de l'histoire et du culte chrétien y met de la variété. La préoc- cupation des prophéties et des types de l'An- cien Testament y introduit quelque complica- tion. Il arrive assez fréquemment que le texte présente un triple sens, c'est-à-dire un sens extérieur, qui en figure un autre, lequel est en rapport avec un troisième, plus profond encore. La prophétie ou le type de l'Ancien Testament viennent comme étage intermédiaire dans cette construction allégorique. Par exemple, le type de l'agneau pascal intervient, dans l'his- toire de la passion, entre le sens littéral et l'idée du Christ mourant pour ôter le péché des hommes et devenant pour eux un aliment de vie éternelle. Même dans la parole : « Tout est consommé ' », l'idée de toutes les prophéties accomplies se place entre le sens apparent, de la vie terminée, et le ...sens fondamental, du salut réalisé.
Un intérêt apologétique et polémique apparaît souvent dans ces constructions. Certains traits des récits figurent une idée, qui répond à une
1. Jean, xix, 28, 30.
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difficulté. Tout ce qui est dit de Jean-Baptiste tend à faire de lui le témoin du Verbe fait chair et à figurer le rapport de la Loi ou de la révé- lation mosaïque avec l'Evangile. Les noces de Gana et le second témoignage de Jean ! figurent le même rapport de l'Evangile et de la Loi. Jean, le baptême d'eau, le judaïsme légal et prophétique sont des termes qui s'opposent allégoriquement à Jésus, au vin de la nouvelle alliance, au baptême d'Esprit-Saint et au chris- tianisme.
L'expulsion des vendeurs du temple est rap- portée au premier voyage du Sauveur à Jérusa- lem, parce que c'était, selon la tradition synop- tique, le premier acte accompli par lui dans la ville sainte : l'évangéliste y figure l'avenir du Christ et de son œuvre. Il signifie, dans l'histoire de la Samaritaine, l'universalité du salut et la conversion des Gentils. La guérison du fils de l'officier royal figure également cette conversion et fait valoir la théorie de la foi véri- table : on ne doit pas réclamer, comme les Juifs, de miracles pour croire, mais adhérer,
1. Jean, m, 22-36.
** ioô —
sans l'avoir vu dans sa manifestation historique j au grand miracle de salut qui s'est opéré et s'opère par le Christ. Le paralytique de Bét- hesda, qui attend inutilement, depuis des années, sa guérison dans la piscine aux cinq portiques, figure spécialement le peuple juif, qui a cherché en vain son salut dans la Loi. Par le discours qui s'y rattache, on voit que cette histoire est un symbole de la grande œuvre ' que le Christ est venu accomplir en ce monde. Le caractère durable de la rédemption, la permanence du don divin sont encore signifiés dans la multiplication des pains. Le miracle de Jésus marchant sur les eaux complète la leçon des pains multipliés, en faisant entendre, con- formément à ce qui sera dit après le discours du pain de vie 2, que le Christ vivifiant est le Christ glorieux, le Christ esprit, le Verbe ren- tré dans la gloire de l'éternité. L'histoire de l'aveugle-né prêche le Christ lumière ; celle de Lazare, le Christ vie. Tous ces miracles révèlent une fonction du Sauveur, un aspect de sa mis-
1. Jean, v, 17.
2. Jean, vi, 63.
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sion. Si certains détails ont pour objet de con- server aux descriptions l'apparence d'une histoire réelle, il n'en est pas moins vrai que la narra- tion ne va jamais plus loin qu'il ne convient pour le symbolisme, au risque de paraître sus- pendue ou incomplète. Le récit du paralytique se perd dans le discours qu'il introduit ; de même celui de l'aveugle-né ; on ne sait où va Lazare sortant du tombeau. L'évangéliste laisse là son symbole quand il en a tiré ce qu'il vou- lait.
L'onction de Jésus par Marie de Béthanie figure en même temps la sépulture du Sauveur et le triomphe de l'Evangile, qui est la consé- quence de sa mort. L'entrée solennelle à Jérusa- lem anticipe également la gloire du Christ res- suscité, prêché, exalté au ciel et dans son Église, Tous les incidents de la passion tendent à mani- fester sa royauté, la liberté de son sacrifice, la divinité de sa personne, le caractère tout surna- turel de sa mission. Les péripéties du jugement devant Pilate signifient la royauté spirituelle du Christ et la renonciation aveugle des Juifs au Messie qu'ils avaient attendu. Plus d'injures si d'ignominies ; plus même d'abaissement ; len
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moqueries sont pour les Juifs, condamnés à subir les affronts que leur fait Pilate au sujet de leur roi ; et dans la raillerie du gouverneur on sent celle de l'évangéliste sur ce peuple messia- nique, qui ne veut plus d'autre roi que César. Le tirage au sort des vêtements est rapporté pour la prophétie1, et pour figurer, dans la robe sans couture, l'unité, dans les quatre parts, l'universalité de l'Eglise. La recommandation que Jésus fait de sa mère au disciple et du disciple à sa mère est un autre symbole de l'unité ecclésiastique, fondée sur la réunion des croyants, Juifs et Gentils. La présentation du vinaigre accomplit encore une prophétie 2 et figure le calice de la mort. L'intégrité garantie au corps du Christ, lorsqu'on brise les jambes de ses compagnons, réalise la typologie de l'agneau pascal 3 et signifie, encore et toujours, l'unité qui appartient au corps mystique du Sei- gneur, tandis que l'eau et le sang qui jaillissent du côté percé figurent les sacrements chrétiens,
1. Jean, xix, 24 (Ps. xxu, 19).
2. Jean, xix, 29 (Ps. lxix, 22).
3. Jean, xix, 36 (Ex. xn, 46).
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le baptême et l'eucharistie, les signes de l'Esprit, qui communiquent aux fidèles la vie du Christ immortel. Les circonstances de la sépulture en font un hommage rendu à Jésus par le judaïsme officiel. Les récits de la résurrection font connaître le Sauveur glorifié et enseignent la foi ; pas un trait n'y est conçu en vue de la simple représen- tation historique ; Pierre et le disciple bien-aimé, Marie de Magdala, le groupe apostolique, Tho- mas sont différents types de croyants auxquels se proportionne la manifestation du Christ, pour aboutir à la profession de foi : « Mon Seigneur et mon Dieu ! { »
Le réalisme apparent des tableaux n'est pas une marque particulière d'historicité ; il tient à l'imagination mystique de l'auteur et à l'énergie de sa conviction, qui ne lui permettent pas de distinguer nettement, dans ses méditations reli- gieuses, l'idéal du réel, la théorie de l'histoire, le symbole de son objet. Il voit la vérité dans le symbole, et la vision allégorique lui est si familière que rien n'accuse le moindre effort
1. Jean, xx, 28.
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d'esprit pour l'adaptation de l'image à l'idée. Même la chronologie doit rentrer dans le sym- bolisme général du livre ; elle paraît fondée sur le nombre mystique de sept semaines d'années, qui conviendrait à l'âge du Messie, une demi- semaine, autre chiffre messianique, étant réser- vée pour la carrière publique de Jésus.
Il me semble, Monseigneur, que les récits du quatrième Evangile sont entièrement symbo- liques, et que les données historiques qui y ont trouvé place n'y sont pas à raison de leur carac- tère primitif, mais à raison du sens qui y a été rattaché. Si l'on veut rester dans l'esprit de l'évangéliste, il ne faut pas vouloir trop distin- guer la doctrine théologique, la tradition histo- rique et l'interprétation symbolique, comme si ces trois éléments étaient juxtaposés. La théo- logie de l'incarnation et le principe du symbo- lisme, étroitement associés, dominent tout. Quelque départ que le commentateur soit tenté de faire dans les matériaux de l'allégorie, l'Evangile n'est pas à prendre comme une œuvre mêlée d'histoire et de fiction : c'est la révélation sensible, parfaitement une, du Verbe-Christ.
Dans son enseignement, le Christ johannique
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est censé dire toujours des paraboles *. L'évan- géliste, qui interprétait en allégories les para- boles synoptiques, n'a probablement pas vu que les siennes appartenaient à un genre tout diffé- rent. Chez lui, Jésus énonce des vérités célestes sous des symboles terrestres 2. Toute l'économie des discours et l'artifice des dialogues sont fon- dés sur cette idée de la parabole à double sens. Chaque fois que le Christ johannique se met à enseigner, qu'il s'adresse à Nicodème, à la Sama- ritaine, à la masse des Juifs, ou bien à ses dis- ciples, il commence par énoncer une proposition qui contient, sous une image sensible et symbo- lique, une vérité religieuse ; l'auditeur se méprend sur la signification du symbole, qu'il prend à la lettre ; au lieu de dissiper l'équivoque, Jésus poursuit le développement de son allégorie, si bien que ses interlocuteurs n'en savent pas plus, d'ordinaire, à la fin de l'entretien qu'au début ; mais le lecteur a reçu toute l'instruction que l'évangéliste se proposait de lui donner. Le thème de ces instructions est le même qui
1. Jean, xvi, 25, 27.
2. Jean, m, 12.
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est signifié par les récits : vie et lumière, le Christ apporte aux hommes la lumière et la vie. Ceux qui sont de Dieu reçoivent cette lumière du salut et la vie éternelle. Ceux qui ne sont pas de Dieu, ceux qui sont enfants du diable, les repoussent. Explication perpétuelle de la répro- bation d'Israël ; déclaration perpétuelle touchant l'origine céleste du Christ, Verbe fait chair ; des- cription perpétuelle de la vie du Christ dans l'Eglise. C'est l'Évangile avec une expérience de trois quarts de siècle, l'Evangile de l'Eglise organisée en royaume de Dieu sur la terre et présidée par le Sauveur invisible et glorieux, qui l'anime de* son esprit.
Je ne crois pas, Monseigneur, qu'il y ait un livre dont le caractère soit mieux défini que celui du quatrième Evangile. L'ouvrage est clair pour quiconque réussit à se mettre dans les dispositions d'esprit et d'âme où se trouvait l'écrivain lui-même. Ce qui fait depuis longtemps obstacle à l'intelligence de ce chef-d'œuvre de théologie mystique, c'est qu'on l'interprète à la fois comme une histoire et comme un traité de théologie scolastique ; le prenant ainsi, on ne peut s'empêcher de le trouver bizarre dans ses
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indications, obscur dans son langage, et défec- tueux dans sa logique. Son symbolisme étonne, dans la mesure où on l'entend ; il déconcerte et déroute, dans la mesure où on ne l'entend pas. Le temps n'est pas encore venu où l'on se résoudra à voir dans l'auteur du quatrième Evangile le premier et le plus grand des mys- tiques chrétiens, non le dernier des historiens de Jésus. Mais tant qu'on n'aura pas pris ce parti, les sept sceaux de l'Apocalypse resteront posés sur a l'Evangile spirituel ».
Le quatrième Evangile est surtout un livre de foi. La foi de l'Eglise, qui l'avait inspiré, s'y est reconnue. Je ne le considère nullement comme une altération, mais comme une interprétation de l'histoire. C'est la perle du Nouveau Testa- ment. L'auteur ne nous a pas trompés en nous le donnant comme une œuvre de l'Esprit. Il est bien dans l'esprit de Jésus. J'oserai dire seule- ment qu'il représente l'esprit en transfigurant le corps. Il complète admirablement les Synop- tiques, et il contribue peut-être autant qu'eux, mais autrement, à faire connaître le Christ. Je prends dans les Synoptiques l'histoire de Jésus, et chez Jean l'idée de sa mission universelle,
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de son action permanente, de sa vie dans l'Eglise immortelle. J'emploie les trois premiers Evan- giles pour raconter le Sauveur, et le quatrième pour l'expliquer.
Je ne me flatte pas, Monseigneur, d'avoir dit tout ce qu'il faudrait pour vous gagner à mes opinions. Du moins pensé-je avoir suffisamment exposé les motifs sérieux que j'ai de ne me point rallier aux vôtres. Je ne dis rien de ce progrès des études bibliques dont Votre Gran- deur parle si volontiers. Soyez persuadé que mes témérités n'y seront point trop nuisibles. Le passé, à cet égard, peut répondre de l'avenir, Ce mouvement, d'ailleurs, est encore si faible et si incertain que nous n'avons pas lieu d'en être fiers ; il résulte si nécessairement de la situation présente de l'Eglise en France que nul ne peut se vanter d'en avoir eu l'initiative ; il touche à tant de questions qu'aucun homme de sens et de science ne doit avoir la présomption de s'en constituer l'arbitre souverain.
Veuillez agréer, Monseigneur, l'expression de mes sentiments profondément respectueux.
LETTRE A UN ARCHEVEQUE sur la divinité de jésus-christ
Monseigneur,
Lorsque vous avez lu pour la première fois IJ Évangile et V Église , vous ne pensiez pas qu'on pût suspecter la pensée de Fauteur sur la divi- nité du Christ. L'objet du livre n'était-il pas bien déterminé dans la préface ? « On ne s'est nullement proposé, disais-je, d'écrire l'apologie du catholicisme et du dogme traditionnel. Si l'on avait eu cette intention, le présent travail serait très défectueux et incomplet, notamment en ce qui regarde la divinité du Christ et l'au- torité de l'Église. On n'entend pas démontrer ici la vérité de l'Evangile ni celle du christia- nisme catholique, mais on essaie seulement d'analyser et de définir le rapport qui les unit dans l'histoire. Le lecteur de bonne foi ne s'y trompera pas. » Et comme vous étiez un lecteur
LIBRARY ST. MÀRY'S COLLEGE
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de bonne foi, Monseigneur, vous ne cherchiez pas dans mon livre autre chose que ce que j'y avais voulu mettre. Vous saviez qu'un livre d'histoire n'est pas un livre de théologie, et qu'esquisser la physionomie historique de Jésus n'est pas analyser les définitions des conciles touchant la consubstantialité du Fils et du Père, l'union hypostatique et Funité de la personne du Christ en deux natures, la divine et Fhu- maine.
D'autres ne l'ont pas compris, et Votre Gran- deur a bien voulu médire que, si j'avais le droit de dédaigner les commentaires malveillants, je pouvais donner d'utiles éclaircissements aux per- sonnes qui n'ont connu mon livre que par le fâcheux tapage dont il a été l'occasion. « Tout chrétien, disait Fénelon, loin d'entrer dans des disputes, doit au contraire s'expliquer de plus en plus, pour tâcher de contenter ceux qui ont eu de la peine sur ses premières explications. » Vous pensez, Monseigneur, qu'une explication sur la divinité de Jésus-Christ, sans raison d'être dans le mauvais petit volume, est opportune maintenant. Je me rends à votre conseil.
111
I
Saint Paul dit, dans l'Épître aux Philip- piens *, que le Sauveur, qui existait au ciel « en forme de Dieu, s'est », pour ainsi dire, « vidé lui-même en prenant la forme de serviteur et devenant semblable aux hommes ». L'Apôtre conçoit ainsi comme deux Christs : celui delà foi, qui était de toute éternité « en forme divine », et celui de l'histoire, qui a paru « en forn\e humaine ». On lit, au livre des Actes2, dans le premier discours que l'apôtre Pierre adresse au peuple de Jérusalem : « Jésus de Nazareth, homme recommandé de Dieu auprès de vous
par des miracles,... Dieu l'a ressuscité Sache
bien toute la maison d'Israël que Dieu a fait Sei- gneur et Christ ce Jésus que vous avez crucifié. » Ces paroles établissent aussi une distinction fort nette entre Jésus de Nazareth, « homme » que les Juifs ont vu et entendu, dont ils ne peu- vent avoir oublié les miracles, et le Seigneur Christ, que Dieu a exalté en le ressuscitant. Le
1. Phil. ii,6-7.
2. Act. ii, 53-24, 36. Cf. x, 38-40.
*~ 112 —
<( Seigneur Christ », glorifié dans la résurrection, est l'objet de la foi chrétienne, comme le Christ préexistant « en forme de Dieu ». Jésus de Naza- reth est le prédicateur et le thaumaturge que tout le monde a connu.
C'est cette distinction très simple, faite dès l'origine par Pierre et par Paul, mais souvent négligée depuis, qui est à la base de L Evangile et V Eglise. J'ai voulu exposer la forme historique de l'apparition du Christ ; et cette forme est celle du « serviteur » et de « l'homme ». J'ai voulu la chercher et la montrer telle que le Prince des apôtres l'avait vue, telle que l'Apôtre des Gentils se la représentait. Comme Jésus ne marchait pas sur la terre dans l'appareil de la divi- nité, je n'ai pu, parlant en historien, anticiper dans l'Evangile toute la gloire de l'avenir. Je n'avais qu'à interroger les témoignages les plus certains concernant l'action et l'enseignement du Sauveur. Or, pour ce qui est de l'action et des faits extérieurs, l'impression des premiers croyants, très facile encore à reconnaître dans l'Evangile et dans les Actes, a été celle-ci : Jésus a passé en faisant le bien, guérissant, parce que Dieu était avec lui, ceux que le démon opprimait
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parles maladies ; crucifié par jugement de Ponce- Pilate,surla dénonciation des prêtres, il est ressus- cité le troisième jour après sa mort, et il est ainsi devenu Christ et Seigneur ; la preuve de sa dignité messianique est dans cette résurrection même, et la gloire dont il jouit se manifestera dans son prochain avènement. Quant à rensei- gnement, Jésus avait prêché la pénitence en vue du royaume des cieux, c'est-à-dire en vue d'un jugement de Dieu qui était près de s'exercer sur les hommes, et d'un nouvel ordre de choses, ère de pur bonheur dans la parfaitejustice, que ce jugement devait inaugurer. Voilà ce que les dis- ciples du Sauveur avaient vu ; voilà ce qu'ils avaient entendu et retenu. Ils savaient, avant la passion, et Jésus lui-même avait déclaré à ses juges qu'il était le Messie promis à Israël. C'est ainsi que leur foi suivit Jésus dans la mort, et qu'elle le retrouva dans la gloire. L'historien constate, il ne peut faire autrement que de constater ces faits, qui sont l'histoire même de l'Evangile
On a dit que, dans ces conditions, la Christ de l'histoire serait bien au-dessous du Christ de la foi, que ce ne serait pas le même, que
A. Loisy. — Autour d'un petit livre, 8
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l'Évangile de Jésus et la foi de l'Église seraient une double illusion. Mais si ces conclusions étaient fondées, ce n'est pas l'historien qu'il fau- drait incriminer, et ceux qui expriment de sem- blables raisonnements seraient bien imprudents. Les faits sont les faits, et la première conclusion à en tirer, s ils sont ainsi, c'est qu'ils ne sont pas autrement. Une montagne de syllogismes ne peut rien contre un grain de sable en nature. Il ne s'agit que de savoir si la représentation du fait évangélique, dans L Evangile et V Eglise, est suffisamment conforme à la réalité. Pour l'appréciation du fait, il sera bon de relire saint Paul l, qui en jugeait de plus près que nous : « La folie de Dieu est plus sage que les hommes,
et sa faiblesse plus forte Dieu a choisi ce qui
est fou selon le monde, pour confondre les sages, et ce qui est faible, pour confondre ce qui est fort. » L'apôtre concevait donc la distinction de l'apparence historique et de la réalité de foi comme une antithèse, comme un contraste équivalant presque à une contradiction rationnelle. Est-il si surprenant qu'une histoire exacte de l'Evan-
1. ICor. i, 25-27.
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gile déconcerte des esprits revenus, sans s'en douter, aux dispositions des « Juifs », qui « récla- maient des signes », et à celles des « Grecs », qui « voulaient de la philosophie1 » ?
Jésus a prêché l'avènement du règne de Dieu. Il s'est dit le Messie, c'est-à-dire l'agent divin et l'ordonnateur de ce règne qui devait bientôt avoir son accomplissement. C'est sous cette détermination, s'il est permis de s'exprimer ainsi, que le fondateur du christianisme a paru dans le monde, et l'historien n'a pas le droit d'y rien ajouter, d'en rien retrancher. Si l'idée du royaume avait une réalité objective ; si la rela- tion de Jésus à Dieu est celle que figure la notion de Messie, et si ces deux idées, celle du royaume et celle du Messie recèlent encore quelque chose de plus grand que ce qu'elles semblent signifier, l'historien n'a pas à le prouver, attendu qu'une telle démonstration ne se fonde pas uni- quement sur les données de l'histoire. Puisqu'il raconte, ne lui demandons pas d'exposer autre chose que les faits dont il parle. La vérité de sa description phénoménale ne peut être incompa-
1. ICor. i, 22.
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tible avec la vérité intime et profonde de la foi. Est-ce que le croyant n'a pas toujours, pour fondement et appui de cette foi, l'étonnante puis- sance, à travers les siècles, de l'idée du règne de Dieu, et l'efficacité actuelle, l'expérience per- sonnelle de cette idée, toujours vivante, nonobs- tant les limitations de son origine et les modifica- tions qu'elle n'a pas cessé de subir. Et la foi à la divinité du Christ ne tient-elle pas également à l'influence divine qu'il n'a pas cessé d'exercer sur les âmes, nonobstant le sens proprement juif qui ne laisse pas de s'attacher à sa qualité de Messie, et quoique la définition formelle de sa divinité ne se soit dégagée que progressivement dans la tradition chrétienne ?
II
Jésus lui-même a vécu sur la terre dans la conscience de son humanité, et il a parlé selon cette conscience ; il a vécu dans la conscience de sa vocation messianique, et il a enseigné selon la conscience qu'il avait de cette vocation. Ses discours, sa conduite, l'attitude de ses disciples
*- lit —
et celle de ses ennemis, tout montre que lé Christ était homme parmi les hommes, « en tout semblable à eux, sauf le péché x », sauf encore, doit-on ajouter, le mystère intime et indéfinis- sable de son rapport avec Dieu. Ce rapport se traduisait dans l'idée de Messie, et cette idée, dans l'Evangile, était comme un secret qui devait être manifesté par l'avènement du royaume céleste. Les disciples avaient cru à ce mystère; par sa résurrection, Jésus devint pour eux « le Seigneur ». Les adversaires de Jésus rejetèrent la proposition de cette foi, et la masse des Juifs suivit ses chefs dans leur incrédulité. Ainsi la question sur laquelle se divisèrent la majorité d'Israël et la minorité qui se rallia à la foi de Jésus ne fut pas : « Jésus de Nazareth est-il Dieu ? » mais : « Jésus de Nazareth est-il le Messie ? » La divinité du Christ est un dogme qui a grandi dans la conscience chrétienne, mais qui n'avait pas été expressément formulé dans l'Evangile ; il existait seulement en germe dans la notion du Messie fils de Dieu.
Aucun principe de théologie, aucune défini-
1. Hébr. ii, 17; iv, 15.
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tion de l'Eglise n'obligent à admettre que Jésus en ait fait la déclaration formelle à ses disciples avant sa mort. Il est, au contraire, très conforme à l'esprit de la tradition catholique de supposer que la révélation s'en est affirmée graduelle- ment. Quand Jésus, au bord du lac de Tibériade, dit à Simon et à André, à Jacques et à Jean : « Suivez-moi », il n'ajouta pas : « Je suis Jésus- Christ, Fils éternel de Dieu, Verbe fait chair. » Il ne leur dit même rien de sa personne, et ce ne fut qu'après l'avoir entendu longtemps et avoir assisté à ses miracles, qu'ils soupçonnèrent en lui le Sauveur promis. Jésus ratifia la confession de Pierre : « Tu es le Christ * » ; mais on ne voit pas qu'il ait voulu la contrôleren élargissant, complétant ou corrigeant l'idée que les apôtres pouvaient avoir du Christ entant que fils de Dieu. La révélation du secret messianique se fait réelle- ment par l'Esprit qui agit dans la communauté des premiers croyants. Pour la foi, les témoins de cet Esprit sont l'apôtre Paul, l'auteur de l'Epître aux Hébreux; celui du quatrième Evangile. Avec ce dernier la révélation s'achève. Et en effet, lequa-
i. Marc, viii, 29.
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trième Evangile contient les éléments essentiels de la christologie ecclésiastique, la notion du Verbe incarné, du Christ Fils de Dieu et Dieu parce que Verbe fait chair en Jésus. Mais tant s'en faut que le dogme fût entièrement élaboré dans le Nouveau Testament. Ce n'est pas sans cause qu'il se produisit tant d'hérésies sur le sujet. Si la croyance avait été très claire dès le début, elle n'aurait pas eu tant de peine à faire son chemin. La théologie la plus sévère ne peut pas s'empê- cher d'avouer que le travail de la pensée chré- tienne, dans les premiers siècles chrétiens, que les écrits des docteurs et les définitions des conciles ont précisé, coordonné, harmonisé les données de la révélation. Il ne faut donc pas trop s'étonner que la consubstantialité du Père et du Fils, définie par le concile de Nicée, ne se discerne pas dans la prédication évangélique du royaume des cieux.
Pour l'historien, le travail de la tradition chrétienne fait suite à celui des écrivains du Nouveau Testament. Le tout représente comme un effort continu de la foi pour saisir plus parfai- tement un objet qui la dépasse. Cet effort ne va pas sans tâtonnements; il n'atteint pas du pre-
mier coup son terme définitif ; on peut même dire, en un sens, qu'il ne l'a pas encore atteint aujour- d'hui; mais il suit toujours la même ligne, met- tant toujours Jésus plus haut, et donnant de sa mission une idée plus compréhensive, à mesure que s'ouvre devant la foi intelligente une vue plus large sur le monde et sur l'humanité. Chaque étape de la foi est comme une épreuve et un obstacle qu'elle surmonte par la force divine de son principe intérieur.
La première de ces épreuves, on peut bien le dire, fut la mort ignominieuse de Jésus. Elle fut surmontée par la foi à la résurrection, qui, dès l'abord, fut la foi à la vie immortelle du Crucifié bien plus qu'au fait initial qui est suggéré à notre esprit par le mot de résurrection. La prédication apostolique n'insistait pas sur les circonstances de cette résurrection, mais sur l'existence du Ressuscité. Jésus était vivant, et non seulement vivant, mais exalté en gloire et en puissance, Seigneur et Christ auprès de Dieu, en attendant qu'il parût dans l'avènement final du royaume des cieux. Cette détermination de la croyance, même appuyée sur les apparitions du Sauveur et sur les Ecritures, fut un grand acte de foi, sans
lequel le mouvement évangélique tombait, etl naissant, devant l'incrédulité juive. Elle sauvait l'idée messianique dans son application à Jésus et permettait au christianisme de s'affirmer en face du judaïsme. Elle ne se constitua pas subi- tement, par un seul trait de lumière qui l'aurait tout à coup révélée aux douze apôtres. La tradi- tion a gardé le souvenir des doutes qui se pro- duisirent parallèlement aux premières appari- tions du Christ, et du travail réfléchi par lequel la foi acquise chercha sa justification dans les Ecritures. Mais cette christologie, qui était vrai- ment une christologie, puisqu'elle représentait une simple évolution de l'idée messianique et tenait encore tout entière dans la notion du Messie, n'était que provisoirement suffisante.
La seconde épreuve fut l'entrée de la foi nou- velle dans le monde païen. Celui qu'elle rencon- tra d'abord n'était point le monde de la haute culture intellectuelle. C'est pourquoi le problème qui se posa aussitôt ne concernait point le rapport transcendant qui, dans une concep- tion philosophique de l'univers, devait unir le Christ à Dieu. On avait dit aux Juifs : Jésus est le Messie prédit par les prophètes ; il faut écou-
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ter le message de pénitence qu'il apportait et que ses disciples répètent maintenant, si l'on veut être admis en son nom et par lui- même dans le royaume de Dieu. Que dirait-on aux païens ? Si Jésus n'est venu que pour les Juifs, sa mission ne signifie rien pour les Gentils, et il est bien inutile de leur prêcher la foi au libé- rateur d'Israël. S'inspirant de l'esprit bien plus que de la lettre, Paul trouve à l'Evangile, au rôle et à la personne de Jésus, une signification universelle. Comme l'Evangile n'établissait que des conditions morales pour Fadmission au règne de Dieu, le grand Apôtre déclare que les Gentils peuvent y avoir accès et qu'ils y sont appelés comme les Juifs ; quoiqu'il n'ait parlé qu'à ceux-ci, Jésus est venu tout aussi bien pour ceux-là ; il est le Sauveur des hommes ; ce n'est pas seulement aux Juifs qu'il apporte le salut par la rémission des péchés ; sa mort est l'expiation qui réconcilie avec Dieu l'humanité entière. Jésus est l'homme de l'humanité, comme le premier père de celle-ci, Adam, mais avec cette différence, que le premier homme a livré par son péché l'humanité à la mort, tandis que Jésus, mort et ressuscité, sauve du péché et de la mort
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l'humanité croyante. Jésus est « l'homme cé- leste 1 » qui était prédestiné par Dieu et qui préexistait auprès de lui, pour venir, au temps marqué par la Providence, réparer la faute de « l'homme terrestre », détruire le péché et ses suites, sauver le monde par la foi.
Telles sont les idées que Paul exprime quand il est entré dans la pleine conscience de sa voca- tion; mais, bien qu'il soit impossible de suivre le travail de sa pensée depuis le temps de sa con- version jusqu'à celui où il écrivit ses E pitres, il est à croire que sa doctrine s'est élaborée au fur et à mesure que l'ont réclamé les circonstances, le développement de son activité, l'opposition qu'il a rencontrée du côté des Juifs, et l'hésitation qu'il a trouvée chez les anciens apôtres, dont il s'était constitué l'auxiliaire. Les Juifs, en refu- sant de l'entendre, l'avaient poussé vers les païens ; la conversion des païens posait le pro- blème du salut pour les Gentils et de ses condi- tions. Paul a vu la vraie solution et il a cherché à la justifier par les prophéties et les figures de l'Ancien Testament. Nul ne peut contester
1. I Cor. xv, 47-48.
aujourd'hui que sa thèse n'ait valu infînimeni mieux que ses arguments.
Sa foi lui a suggéré la thèse ; mais la définition de cette thèse ne laisse pas d'être conditionnée par l'ensemble des idées que l'apôtre tenait de son éducation rabbinique, et l'on peut en dire autant de ses preuves. La théorie de Paul est conçue en vue des Juifs et des judaïsants, pour justifier l'introduction des Gentils dans l'Eglise et l'autonomie du christianisme. Elle ne pouvait longtemps suffire aux besoins des païens instruits qui ne se contentaient pas, comme les simples gens, d'un judaïsme dégagé des observances légales et du particularisme religieux. C'est pour- quoi l'on découvre déjà dans Paul lui-même, au moins dans ses dernières Epîtres, le rudiment de spéculations où un rôle cosmologique est attri- bué au Christ, qui n'est plus seulement l'agent médiateur du salut des hommes, mais l'agent intermédiaire de la création.
Une nouvelle épreuve de la foi se présentait : quel était le rapport du Christ Sauveur avec le Dieu éternel et l'économie de l'univers ? La spé- culation judéo-alexandrine avait identifié le Dieu des Juifs au Dieu des philosophes grecs. Philon
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identifia le Logos, suprême raison et idées éter- nelles, à la Sagesse de l'Ancien Testament, qui assistait le Créateur dans toutes ses œuvres. L'abîme que la philosophie hellénique percevait entre Dieu et le monde se trouvait comblé par cette personnification demi-abstraite, demi- réelle, qui reliait le monde à Dieu. Paul assigne hardiment cette place au Christ éternel, imagé du Dieu invisible, premier né de toute créature, par qui et pour qui tout a été fait, en qui tout subsiste, premier en tout, dans le monde phy- sique, pour l'amener à l'existence, et dans le monde moral, pour rétablir, par sa mort et sa résurrection, la paix au ciel et sur la terre K
Dans cette conception, la carrière terrestre de Jésus ne semble avoir de signification que par sa mort. L'auteur de TEpître aux Hébreux com- plète l'idée de Paul. Pour lui aussi, le Fils est la splendeur de la gloire divine et l'image de la substance incréée 2 ; mais, dans sa mission ter- restre, il est le grand prêtre qui s'est fait sem- blable aux hommes ses frères, qui a connu
1. Col. i, 15-20.
2. Hébr. i, 3.
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toutes leurs misères, qui a été éprouvé par toutes leurs douleurs, afin de pouvoir leur être secou- rable *, et qui s'est acquitté ainsi de sa fonction sacerdotale, accomplissant finalement par une seule immolation, qui était sa propre mort, l'ex- piation de tous les péchés.
Mais la vie de Jésus n'a-t-elle que cette impor- tance morale ? L'auteur du quatrième Evangile y découvre la révélation même du Logos, du Verbe divin : le Logos, incarné en Jésus, s'est manifesté aux hommes comme une source de vie et de lumière éternelles ; il est devenu réellement tel pour l'hu- manité depuis que le Christ est remonté au ciel et que son Esprit opère dans l'Eglise la régénération des hommes à la vie immortelle. Maintenant le chrétien peut sans crainte rendre compte de sa foi devant les sages de ce monde ; en même temps que la plus vivante des religions, la plus effi- cace des doctrines morales, le christianisme est la plus belle des philosophies.
Tout n'était pas dit cependant, et la foi avait encore à trouver le moyen de concilier entre elles la réalité de l'histoire évangélique, la théo-
1. Hébr. ii, 10, 18 ; m, ï; v, 7-10.
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rie de Paul et celle de Jean, pour en faire un système coordonné. Le Verbe et l'Esprit, qui sont de Dieu, sont-ils des personnalités divines réellement distinctes du Père créateur ? Ce pro- blème était assez ardu : le sens chrétien finit par le trancher dans le sens de l'affirmative. Mais aussitôt se posa la question du rapport entre le Père et les autres personnes divines, surtout celle du Verbe-Christ. Le Verbe est de Dieu, et personnellement distinct du Père : est- il Dieu absolument, et s'il est le « premier né de la création », comme l'a dit saint Paul, ne serait- il que la première des créatures ? Arius dit oui. Athanase et le concile de Nicée répondirent non. Le Verbe devait être consubstantiel au Père. Restait à définir son rapport avec l'humanité du Christ. Pouvait-on dire que Jésus était person- nellementéternel et consubstantielà Dieu? Apol- linaire crut trouver la solution de la difficulté en admettant que le Verbe avait tenu, à l'égard de l'humanité et dans l'humanité de Jésus, la place de l'âme spirituelle. L'Eglise le condamna : Jésus avait été homme parfait. Donc, conclut Nestorius, il était une personne humaine indis- solublement unie par un lien moral à la personne
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divine du Verbe. Nestorius est condamné : il ne faut pas diviser le Christ, qui est un. S'il est un, la nature humaine est incorporée à la divinité, dit Eutychès, et l'unité de nature est impliquée dans l'unité de personne. Le Christ ne serait pas homme si la nature humaine ne subsistait en lui à côté de la nature divine, déclare le concile de Chalcédoine. Le cinquième concile œcuménique ajoute qu'elle est unie substantiellement au Verbe et subsistant dans le Verbe. Enfin l'on se demande si l'unité de personne n'entraîne pas l'unité de volonté : le sixième concile maintient deux volontés et deux opérations, pour faire droit aux deux natures.
Le dogme christologique était désormais fixé, autant du moins qu'il pouvait l'être en partant des données traditionnelles et de la philosophie antique. C'est évidemment par rapport à cette philosophie que la définition progressive du dogme avait un sens complet. Si le problème qui a passionné et absorbé durant des siècles les pen- seurs chrétiens se pose maintenant de nouveau, c'est beaucoup moins parce que l'histoire en est mieux connue, que par suite du renouvellement intégral qui s'est produit et qui se continue
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dans la philosophie moderne. La simple con- naissance de l'histoire du dogme ne soulève aucune difficulté nouvelle devant l'intelligence du croyant; elle lui apprend seulement comment les difficultés anciennes ont été résolues. Mais une meilleure et tout autre connaissance de l'univers et du globe terrestre, de l'histoire humaine, de l'homme lui-même, a changé la face de la science, en sorte que l'on peut dire, sans exagération, que le croyant, en possession du dogme traditionnel, se trouve, à l'égard du monde contemporain, dans la même situation que les premiers apôtres lorsqu'ils apportaient la foi du Messie au monde gréco-romain.
III
11 est donc aisé de voir, et vous, Monsei- gneur, l'aviez vu dès l'abord, pourquoi j'ai pu écrire les deux premiers chapitres de mon petit livre sans parler de la divinité du Christ. Comme je n'avais pas à faire valoir les probabilités rationnelles de cet article de foi, mais à exposer la forme historique de l'Evangile, je ne pouvais
A. Loisy. — Autour d'un petit livre. 9
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signaler ni défendre comme élément de la prédication évangélique une doctrine qui, prise à la rigueur, apparaît seulement à l'historien dans le courant traditionnel, lorsque l'Evangile eut été porté aux Gentils. La divinité de Jésus n'est pas un fait de l'histoire évangélique dont on puisse vérifier critiquement la réalité, mais c'est la définition du rapport qui existe entre le Christ et Dieu, c'est-à-dire une croyance dont l'historien ne peut que constater l'origine et le développement. Cette croyance appartiendrait à l'enseignement de Jésus, et l'historien devrait le reconnaître, si le quatrième Evangile était un écho direct de la prédication du Sauveur, et si la parole des Synoptiques sur « le Père qui seul connaît le Fils, et le Fils qui seul connaît le Père1 », n'était pas un produit de la tradition. Mais le quatrième Evangile est un livre de théologie mystique, où l'on entend la voix de la conscience chrétienne, non le Christ de l'his- toire, et j'ai expliqué, dans L'Evangile et l'Eglise2, pourquoi le passage de Matthieu et de
i. Matth. xi, 27; Luc, x, 22. 2. Pp. 45-46 (2 79-80).
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Luc a chance d'être un fruit de la spéculation théologique, l'œuvre d'un prophète chrétien, comme le quatrième Evangile. J'ai montré, dans une étude sur les paraboles l et dans un com- mentaire du discours sur la montagne2, que Ton ne peut pas utiliser sans discernement les discours des trois premiers Evangiles. Mon exposé synthétique de l'enseignement du Sau- veur se fonde sur un examen analytique dont je n'ai pu donner que les résultats.
De l'Evangile critiquement interprété il res- sort que Jésus a prêché l'avènement du royaume des cieux, et qu'il s'est fait connaître à ses dis- ciples et à ses juges comme le Messie prédit à Israël. Ce qu'était le royaume des cieux, ce que signifiait le titre de Messie Fils de Dieu, je l'ai exposé le plus clairement possible, en m'abstenant, comme je le devais, de faire entrer les spéculations théologiques plus récentes dans l'enseignement personnel du Sauveur. En quoi la notion évangélique du royaume et du Messie différait de la notion commune des Juifs,
1. Études évangéliques (1902).
2. Revue d'histoire et de littérature religieuses (1903).
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je l'ai suffisamment indiqué en montrant que le nationalisme de l'idée avait disparu, l'admission au royaume étant subordonnée à des conditions purement morales, et le Messie n'affectant aucune prétention politique, mais prenant le rôle d'un prédicateur de pénitence et de rénova- tion intérieure, en attendant que Dieu fît de lui le prince des justes élus. 11 est vrai que, dans l'Evangile primitif, l'idée universelle du salut et du Sauveur est comme recouverte encore par celle du royaume annoncé aux Juifs et du Mes- sie envoyé à ceux qui l'attendent; mais elle existe réellement sous cette forme particulière, comme un germe vivant, qui est tout prêt à faire éclater son enveloppe et qui la perce déjà.
L'historien croyant ne voit rien dans ces faits qui puisse troubler sa foi. Il ne s'étonne pas que, l'avenir delà religion dans le monde tenant à son évolution au sein du peuple juif, le grand Révé- lateur apparaisse dans les circonstances déter- minées par le développement antérieur de l'es- pérance messianique. C'est sous le symbole du règne de Dieu qu'Israël est accoutumé à se repré- senter l'avenir de la religion, de la société reli- gieuse et de l'homme religieux : Jésus annoncera
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le règne de Dieu. C'est sous le symbole du Mes- sie qu'Israël est habitué à se figurer la révéla- tion suprême de Dieu dans l'homme : Jésus sera le Messie. S'il n'avait point parlé du royaume, et s'il eût parlé de l'union à Dieu, en employant les termes mystiques du quatrième Evangile; s'il ne se fût point avoué Messie, et qu'il se fût offert à ses auditeurs galiléens ou même hiéroso- lymitains comme le Verbe incarné, vie et lumière du monde, il aurait été inintelligible pour tous, abandonné de tous, et premièrement de ses dis- ciples. Par le sens tout spirituel et moral qu'il attache au symbole juif, il le vivifie et lui com- munique une efficacité inépuisable. C'est en cela que, pour la foi, apparaît sa divinité, sans qu'elle soit alors définie théologiquement, parce que, sans doute, elle ne pouvait point l'être. En tant que symbole traditionnel dont elle garde les contours et l'économie logique, l'idée messia- nique fait que Jésus a pied dans l'histoire et qu'il agit dans le milieu où il paraît. Si divine qu'ait été la manifestation évangélique, elle ne pouvait, dans le temps et le milieu où elle s'est produite, avoir que cette forme humaine.
L'idée évangélique du Messie contenait
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le principe de tout le développement christolo- gique. Elle implique, en effet, la prédestination éternelle de celui qui doit apparaître en ce monde comme le Fils de Dieu, son exaltation finale, et, comme condition intermédiaire de la prédestination et de la gloire, un rapport tout particulier d'union entre Dieu et l'homme-Christ, rapport qui n'est point la simple connaissance- du Dieu bon, mais quelque chose d'infiniment plus mystérieux et plus profond, l'espèce de pénétration intime et ineffable de l'homme- Christ par Dieu, qui est figurée sensiblement par la descente de l'Esprit sur Jésus baptisé. La vo- cation de Jésus n'est pas celle d'un prophète ; elle est unique en son genre, et comme mission providentielle, et comme grâce de Dieu. Prédes- tination unique d'un être humain à un rôle unique, auquel cet être humain est adapté par une communication unique de vie divine qui s'épanouit en une perfection unique de foi, d'es- pérance et d'amour ; voilà tout ce qu'on trouve dans l'histoire du Christ.
Mais ce tout n'est pas peu, puisque le travail entier de la pensée chrétienne, depuis Paul, Jean, Justin, Irénée, jusqu'aux derniers conciles qui
ont fixé le dogme, tend à définir le rapport de- prédestination et d'union qui rattache Jésus à Dieu. Le travail théologique n'a pas son point de départ en dehors de l'histoire, dans la spé- culation pure ; car l'explication hellénique n'est pas prise à côté du fait initial ; elle s'appuie sur le fait, elle coïncide avec lui ; on peut dire même qu'elle sort de lui. Un même tableau symbo- lique, la descente de l'Esprit, a pu figurer la consécration messianique de Jésus, dans les Synoptiques, et l'incarnation du Verbe, dans saint Jean, parce que le Verbe aussi est esprit divin, et que le rapport de l'Esprit avec Jésus est conçu par Jean comme l'incarnation du Verbe éternel. La modalité de la pensée joh;tnnique n'est pas juive, mais la substance de cette pen- sée était dans les Synoptiques, et la pensée des Synoptiques reflète ce qu'il est bien permis d'ap- peler la conscience psychologique de Jésus. Aucune solution de continuité ne se remarque entre le fait et son interprétation. Celle-ci n'est pas une fiction étrangère à celui-là; réciproquement, le fait évangélique bien com- pris ne proteste pas contre l'interprétation théologique, si on la prend pour ce qu'elle est,
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et il ne la détruit pas. Si l'on peut dire que cet enchaînement réel et logique ne prouve pas la vérité objective de l'idée messianique etchris- tologique, vérité qui se démontre, en effet, par d'autres moyens, il serait insensé de prétendre qu'un tel enchaînement, étant naturel, ne con- vient pas à une vérité divine, comme si le lien historique des choses prouvait que Dieu est absent de l'histoire !
Le Christ historique, dans l'humilité de son « service », est assez grand polir justifier la christologie, et la christologie n'a pas besoin d'avoir été enseignée expressément par Jésus pour être vraie. Certes, on ne fera pas admettre au critique le moins expérimenté que Jésus ait enseigné en termes formels, et simultanément, la christologie de Paul, celle de Jean, et la doc- trine de Nicée, d'Ephèse et de Chalcédoine. L'histoire des premiers siècles chrétiens n'est concevable que s'il n'en a pas été ainsi. Mais il ne s'ensuit pas que le travail théologique ait été en pure perte. Comment aurait-il été inutile, puisqu'il ne tendait pas à définir historiquement l'enseignement de Jésus, mais ce que Jésus était pour la conscience chrétienne? Ce qu'on pourrait
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appeler la forme intime de la conscience de Jésus au temps de sa vie mortelle échappe en grande partie à l'historien ; mais ce n'est pas non plus ce que les conciles ont voulu définir ; car leur construction doctrinale n'a rien d'une analyse psychologique. Entre la conscience de Jésus et ces définitions métaphysiques, il y a la même différence qu'entre le réel et l'abstrait. Les défi- nitions sont, pour la foi, les meilleures qui aient pu être données, eu égard à l'ensemble des con- ditions et des circonstances où elles ont été fixées. Elles ne sont pas l'expression adéquate du mystère qu'elles essaient d'exprimer. Deman- der au plus croyant des critiques si Jésus, au cours de sa vie terrestre, avait conscience d'être le Verbe éternel, consubstantiel au Père, est lui poser une question oiseuse. L'historien ne voit pas que la pensée humaine du Christ ait été déter- minée selon les catégories de la pensée chrétienne des temps postérieurs à la diffusion du quatrième Evangile. Aussi répondra-t-il que Jésus n'a pas donné cet enseignement sur sa personne; mais le croyant ajoutera que la définition ecclésias- tique n'en est pas moins celle qui conve- nait à l'objet défini. Le sentiment que Jésus
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avait de son union avec Dieu est au dessus de toute définition. Il suffît de constater que l'ex- pression qu'il en a donnée lui-même est, autant qu'on peut la saisir, équivalente en substance à la définition ecclésiastique.
IV
Mais se peut-il, objectent les théologiens, que le Christ ait ignoré son propre avenir, l'avenir de son œuvre, au point de prédire la fin prochaine du monde et d'annoncer à ses disciples qu'ils en seraient témoins ? Est-ce que Jésus n'a pas pénétré tout le secret des choses passées et futures, tout ce que Dieu lui-même connaît, à la réserve des possibilités qui ne doivent jamais être réalisées?
Cette science illimitée du Christ n'est pas une donnée d'histoire, et ce n'est pas même une don- née ferme de la tradition pa tris tique. Le critique ne connaît cette thèse que dans l'histoire de la théologie. Où veut-on qu'il aille chercher la pensée de Jésus, sinon dans son enseignement authentique? Il ne pourrait lui attribuer une science sans bornes que dans une hypothèse, histo-
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riquement inconcevable et déconcertante pour le sens moral, en admettant que le Christ, comme homme, avait la science de Dieu, et qu'il a déli- bérément abandonné ses disciples et la postérité à l'ignorance et à Terreur sur quantité de choses qu'il pouvait révéler sans le moindre inconvé- nient. Une conjecture déshonorante pour l'homme de génie qui en serait l'objet ne se recommande pas à l'historien quand il s'agit du Christ. Le théologien peut s'y complaire, s'il la croit indis- pensable. Il peut se représenter le Sauveur dissimulant son savoir infini et entretenant son entourage dans l'ignorance. Ne ferait-il pas mieux, cependant, avant de rien affir- mer sans preuve, de vérifier la solidité de sa théorie, de considérer si la science qu'il prête à Jésus est réalisable dans un cerveau d'homme, dans un être vivant sur la terre, si elle est com- patible avec les conditions de l'existence pré- sente, delà vie morale et du mérite humain?
J'ai lu, Monseigneur, il n'y a pas longtemps, un passage de Fénelon qui m'a beaucoup frappé. Critiquant les idées de Malebranche sur l'In- carnation, l'immortel écrivain s'exprime ainsi : « Dieu ne pouvait-il pas... unir le Verbe à une
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âme qu'il aurait créée d'une intelligence plus étendue et plus parfaite que celle de Jésus- Christ?... Si l'auteur dit que... Tordre a dû choisir pour l'union h y posta tique 1 âme la plus parfaite de toutes celles qui étaient possibles,... il me restera à lui demander comment est-ce que Târne de Jésus-Christ, qui est une intelli- gence bornée, est la plus parfaite de toutes les âmes que Dieu pouvait produire1. » A faculté limitée on ne peut attribuer, dans l'ordre terrestre de la vie, un objet sans limites. Quand nos théologiens disent que la personne du Christ aurait toujours connu, par sa science divine, ce que sa science humaine aurait pu ne pas contenir, en sorte que Jésus, au moins dans l'étage supérieur de son être, ne pouvait rien ignorer, j'ai peur que les vrais philosophes ne se croient en présence d'une construction méca- nique et artificielle, non d'une conception ration- nelle, et que le sublime de la théorie ne leur semble pas exempt de fragilité.
Tout se passe, dans la carrière du Sauveur, comme si cette science extraordinaire n'existait
\. Réfutation du système du P. Malebranche, c. xxyi.
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pas. L'historien n'a pas à résoudre des difficultés et des contradictions qui naissent uniquement sur le terrain de la théologie scolastique, lorsque celle-ci, ayant réglé, par des syllogismes abstraits et des raisons de convenance, l'amplitude de la science du Christ, rencontre des textes qui ne s'accordent pas avec son idée. Il ne songera pas à torturer les documents évangéliques et sa propre intelligence pour trouver que Jésus, en parlant du prochain avènement du royaume céleste, réservait des siècles infinis avant la con- sommation du monde; et tout en faisant la part de ce que la tradition primitive a pu ajouter sur ce point aux déclarations du Maître, il se gar- dera bien d'affirmer que les apôtres ont créé de toutes pièces la perspective prochaine de l'avène- ment messianique. Il sait que, dans ce cas, la presque totalité des discours du Sauveur seraient à regarder comme apocryphes, en sorte que, pour avoir voulu relever la science du Christ, on abou- tirait à ne plus rien connaître de ce qu'il a ensei- gné, on prêterait aux disciples une foi différente de celle qu'il avait prêchée, et Ton fonderait l'Eglise sur un énorme contresens. Se jettera qui voudra dans cette voie de néant. Je me con-
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tente de penser que Jésus, autant qu'il est per- mis d'en juger par les documents les plus cer- tains de sa prédication, a conçu et présenté le mystère de Dieu et du salut sous la forme la plus pure et la plus accessible, eu égard aux con- ditions où il exerça son ministère. Ni la pensée humaine ni le langage humain ne sont faits pour contenir la révélation totale de Dieu, pour expri- mer en même temps tous les aspects de l'éter- nelle vérité.
On peut dire de l'enseignement de Jésus ce qui est vrai de la révélation biblique en général, à savoir, que cet enseignement n'est pas donné indépendamment des conceptions antiques sur le système du monde, ni comme si celui qui appor- tait la vérité salutaire avait été en dehors de l'hu- manité. La notion du Dieu créateur ne se présente pas autrement dans l'Evangile que ne le permet la connaissance du monde créé; la notion du Dieu providence ne se présente pas autrement que ne le permet la connaissance de l'histoire; la notion du Christ sauveur ne se présente pas autrement que ne le permet l'espérance messianique d'Israël. Le caractère essentiellement religieux et moral de ces notions lait qu'elles sont uni-
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verselles d'esprit et de principe. Elles n'en sont pas moins déterminées très particulièrement et relativement au milieu et au temps où l'histo- rien les voit se manifester. Les conditions de la connaissance religieuse, même dans Tordre de la révélation, qui ne change pas la qualité de l'esprit humain ni les formes de son activité, ne permettent pas que la représentation des vérités les plus essentielles soit autre chose que relative et imparfaite, enfermée qu'elle est dans des svm boles qui ne figurent ces vérités que par analo- gie, sans les exprimer adéquatement. Saint Paul n'emploie-t-il pas à ce propos les mots de mirage et d'énigme 1 ?
Il n'y a, pour l'interprète de l'Evangile, que deux attitudes conformes à la saine raison : celle de l'historien qui prend l'Evangile tel qu'il est et qui s'efforce d'analyser le caractère et la signification originelle des textes ; et celle de l'Eglise, qui, sans avoir autrement égard aux limitations du sens primitif, tire de l'Evangile l'enseignement qui convient aux besoins des temps nouveaux. Le devoir de
1. I Cor. xii, 12.
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l'historien est de s'en tenir au sens primitif; le droit de l'Eglise est de ne pas s'y enfermer. Ni pour l'un ni pour l'autre la distinc- tion de l'absolu et du relatif en matière de vérité n'est un moyen d'exégèse, attendu que l'historien ne perçoit l'absolu dans l'Evangile, et que l'Eglise ne l'enseigne que sous des espèces relatives. Ce serait temps perdu de vouloir tracer dans l'Ecriture, et je crois bien qu'on pourrait ajouter, dans la pensée même de Jésus, des compartiments pour l'absolu et d'autres pour le relatif ; les deux sont dans l'Evangile aussi inséparables que dans le monde, l'un portant l'autre, et celui-ci manifestant impar- faitement celui-là. Pour le critique, interpréter les prévisions de Jésus d'après la connaissance que l'on a maintenant de l'histoire chrétienne serait les altérer gravement. Cependant nul ne peut reprocher à l'Eglise de n'enseigner poin^ que la fin du monde devait arriver au terme de la génération apostolique, ou qu'elle arrivera au terme de la génération contemporaine.
L'Eglise a qualité pour dégager constamment du symbole ancien les applications que com- porte une situation qui ne cesse pas de se renou-
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vêler. Elle a toujours eu autre chose à faire : que de philosopher sur le rapport de ces appli- cations avec la forme historique de l'Evangile ; mais le critique ne peut se faire illusion sur ce rapport, et sans doute on n'est point sacrilège pour le constater.
Des personnes qui font profession de montrer la parfaite harmonie de l'Evangile avec les néces- sités de la vie présente, l'équité sociale, l'ordre politique et le progrès, ont pu se scandaliser en trouvant dans mon livre que Jésus n'a mani- festé qu'indifférence à l'égard de tous ces objets temporels. C'est un fait. Si j'avais découvert dans l'Evangile un programme de civilisation, ou lidéal de la démocratie chrétienne, je me serais empressé d'en avertir mes lecteurs. Comme cet idéal, dans la forme qu'il revêt maintenant, est de date récente, je n'avais été, pour ma part, aucunement surpris de ne le rencontrer point dans les textes. Mais en reproduisant ce qui m'a paru être la physionomie historique de l'Evangile, je n'ai pas prétendu que le chré- tien d'aujourd'hui doive se désintéresser des problèmes sociaux, des intérêts de son pays, de la science et de la civilisation. Tout mon livre A. Loisy. — Autour d'un petit livre. 10
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tend, au contraire, à prouver que le principe évan- gélique, nonobstant les limitations inévitables de sa manifestation initiale, est une source iné- puisable de progrès humain, par sa puissance indéfinie d'adaptation aux conditions variables de l'humanité. Jésus n'a pas fait profession de science, et les apôtres étaient des gens peu culti- vés ; le Nouveau Testament n'est pas un traité d'économie sociale, et l'Apocalypse n'a pas été écrite pour améliorer les conditions du proléta- riat. Il n'en est pas moins vrai que, pour être en notre temps un chrétien selon l'Evangile, il faut avoir souci de toutes ces choses dont l'Evangile ne parle pas ; car elles contribuent à l'avène- ment du règne de justice et de bonheur qui est désigné dans l'Evangile sous le nom de royaume des cieux. Que tous les apologistes de la reli- gion et les démocrates chrétiens me pardonnent! Je crois, dans mon humble métier d'exégète, en rendant intelligible, selon mon pouvoir, un livre tel que la Bible, travailler comme eux au pro- grès de l'humanité par le christianisme. Pour- tant la critique n'est point recommandée dans l'Evangile, et ce ne sont pas les écrivains du Nouveau Testament qui me l'ont enseignée.
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De ce que Jésus est entré dans l'histoire, il ne suit nullement qu'il ne la domine pas ; de ce qu'il a vécu et parlé en homme, il ne suit pas qu'il n'ait point été Dieu. Mais c'est comme homme qu'il a vécu notre vie et parlé notre lan- gage. Le dogme de l'union hypostatique, de l'association des deux natures, la divine et l'hu- maine, dans la personne du Verbe Fils de Dieu, ne change pas les conditions du témoignage historique concernant l'existence, les œuvres, l'enseignement de Jésus. L'historien, faut-il le répéter encore, connaît ce dogme comme une définition théorique, élaborée au cours des pre- miers siècles chrétiens, non comme une réalité vérifiable et directement attestée par les docu- ments de l'histoire. Gomme je l'ai dit plus haut, les éléments essentiels de la notion du Messie ont été ainsi expliqués en doctrine métaphy- sique. L'exégète critique n'a donc pas à violen- ter le sens des textes synoptiques pour les accor- der avec ceux de Jean et les définitions des pre- miers conciles. Ce qu'il constate est que la théorie
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cbristologique est une explication transcendante du fait historique. Le critique catholique admet la vérité de cette interprétation, comme celle de tout autre dogme ; il en accepte la formule comme l'expression autorisée de la foi qui, née de la parole du Christ et du fait évangélique, est allée se précisant dans la conscience chré- tienne.
N'est-il pas vrai, Monseigneur, que la concilia- tion de la théorie avec l'histoire n'irait pas sans difficulté, si l'on voulait que la théorie fût l'exacte expression de l'histoire? Quand Jésus répond à un homme qui l'appelait « bon maître » : « Pourquoi m'appelles-tu bon ? Il n'y a que Dieu qui soit bon 1 » ; quand il fait cet acte de résignation : « Père, que ta volonté se fasse, non la mienne 2 », le sens naturel de ses paroles n'est pas en rapport avec la théorie, et le qua- trième Évangile ne lui prêterait pas de semblables discours. Le critique ne suspectera pas pour cela l'authenticité de ces déclarations, qui, en toute hypothèse, correspondraient à une autre
1. Marc, x, 17-18.
2. Marc, xiv, 36.
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christologie que celle de Jean ; car la théorie ne l'instruit pas sur la vie intime du Sauveur. En soi, le dogme est une construction doctrinale que le théologien est enclin à interpréter comme une réalité psychologique, sauf à créer, pour la cir- constance, une psychologie spéciale, qui n'est pas une psychologie, puisqu'elle n'est pas fondée sur l'observation, mais sur des rai- sonnements dont le point de départ est une interprétation non historique de l'Evangile. Le théologien conçoit deux intelligences et deux volontés distinctes, on peut dire deux cons- ciences qui sont comme superposées, avec péné- tration réciproque, la conscience humaine étant entièrement subordonnée à la conscience divine, et l'homme-Ghrist, tout en ayant conscience d'être homme, ayant conscience d'être Dieu. On ne reconnaît, dans cette doctrine, ni la psycho- logie que laissent entrevoir les Synoptiques, ni la simple théologie de Jean, mais une combinaison des deux, avec prédominance de l'élément johan- nique. Si autorisée qu'elle soit, cette théorie a plutôt besoin |d'être expliquée maintenant par le théologien exégète, qu'elle ne fournit de lumière a l'interprétation historique de l'Evangile.
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La gravité du problème ne m'échappe nulle- ment, et ce n'est pas sans réflexion que je le pose. Je n'ai pas besoin, Monseigneur, de vous dire pourquoi je ne puis me résoudre à le for- muler en latin et à l'adresser, dûment cacheté, aux douze théologiens les plus éminents de notre Eglise. Les théologiens éminents qui parlent latin ne sont pas toujours disposés à répondre aux questions difficiles. Et vraiment ce n'est pas en notre pays de France, après Renan, que l'on peut étonner un lecteur, j'entends un lecteur non ecclésiastique, en soulevant les questions les plus épineuses. N'ont-ils pas tranché pour leur propre compte, et trop vite, hélas ! le problème du Christ et le problème de Dieu, tous ces laïques instruits, qui, baptisés et élevés dans l'Eglise catholique, s'en éloignent quand ils ont atteint l'âge d'homme, parce que notre enseigne- ment religieux leur paraît conçu en dépit de la science et en dépit de l'histoire? N'est-ce pas déjà beaucoup faire pour eux que de montrer qu'on n'ignore pas leurs difficultés, qu'on ne méprise pas leur délicatesse d'esprit, que l'on pense à eux et qu'on voudrait frayer le chemin qui les ramènerait au bercail ?
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C'est à l'Eglise assurément qu'il appartient d'interpréter ses formules au point de vue de la foi. Les réflexions que je fais dans la simplicité de mon esprit, n'étant point philosophe, ne tendent qu'à indiquer l'état des questions au point de vue de l'histoire. On lit dans tous les catéchismes que l'incarnation du Verbe est un mystère ; mais la formule ecclésiastique n'est point mystérieuse; du moins, son origine et son contenu logique sont assez clairs. Le mys- tère est dans la chose que la formule veut expliquer. Or n'est-ce pas la détermination même du mystère qui aurait besoin maintenant d'être à nouveau précisée, parce que la formule traditionnelle ne correspond pas à l'aspect qu'il prend ^devant nos contemporains? On ne doit pas oublier que cette formule est savante de sa nature, e*t il n'est pas trop surprenant que, con- çue en vue de la science antique, elle ne soit pas adaptée à l'état de la science moderne.
Si l'on maintient, et je crois qu'il faut mainte- nir, la personnalité de Dieu comme symbole de son absolue perfection et de la distinction essentielle qui existe entre Dieu réel et le monde réel, n'est- il pas évident que cette personnalité divine est
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d'un autre ordre que la personnalité de l'homme, et que la présence du Dieu personnel, à un moment donné de l'histoire humaine, sous la forme d'un être humain, est un concept qui associe, dans une apparente unité, deux idées qui n'ont pas de commune mesure, celle de la personnalité en Dieu et celle de la personnalité dans l'homme ? Est-ce que Dieu est personnel à la façon de l'homme, et le Christ historique a- t-il témoigné d'être personnel à la façon de Dieu? Le mystère de la personnalité divme s'est-il manifesté par lui autrement que sous l'extérieur d'une personne humaine, et en tant qu'humai- nement déterminé, humainement réalisé? N'est- il pas vrai aussi que la notion théologique de la personne est métaphysique et abstraite, tandis que cette notion est devenue, dans la philoso- phie contemporaine, réelle et psychojog-ique ? Ce qu'on a dit d'après la définition de l'ancienne philosophie n'a-t-il pas besoin d'être expliqué par rapport à la philosophie d'aujourd'hui?
Au fond, le dogme n'a défini qu'une relation métaphysique entre Jésus et Dieu, et il l'a défi- nie surtout d'après l'idée du Dieu transcendant. Le Verbe a été conçu d'abord comme une sorte
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d'intermédiaire indispensable entre Dieu, absolu et immuable, et le monde, fini et changeant. Dieu était, pour ainsi dire, extérieur au monde, et le Verbe se plaçait entre les deux, comme une émanation de Dieu du côté du monde. C'est ainsi que, dans Tordre cosmique, le Verbe de Jean était créateur, et dans Tordre humain, révé- lateur. On se représentait Dieu agissant comme du dehors, par le Verbe, sur le monde et sur l'homme. Même l'incarnation du Verbe appa- raissait comme une sorte d'addition de divin sur l'humain. Il est vrai que le développement du dogme trinitaire a ramené au dedans le mou- vement de vie divine qui allait d'abord de Dieu au monde, et que la Trinité chrétienne a fini par devenir immanente à elle-même. On est arrivé à la concevoir aussi comme inté- rieure, en quelque façon, au Christ, par l'union personnelle du Verbe à l'humanité de Jésus. Mais les dogmes de la Trinité et de T Incarna- tion n'en sont pas moins fondés primitivement, en tant que doctrine de philosophie religieuse, sur la seule idée de la transcendance divine.
Cependant l'évolution de la philosophie moderne tend de plus en plus à l'idée du Dieu
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immanent, qui n'a pas besoin d'intermédiaire pour agir dans le monde et dans l'homme. La connaissance actuelle de F univers ne suggère- t-elle pas une critique de l'idée de création ? La connaissance de l'histoire ne suggère-t-elle pas une critique de l'idée de révélation ? La connais- sance de l'homme moral ne suggère-t-elle pas une critique de l'idée de rédemption? Le travail théo- logique des premiers siècles chrétiens fut, à sa manière, une critique, autant qu'il y avait critique alors, mais ce fut une véritable critique, exer- cée sur la tradition religieuse et sur la science du temps. Maintenant qu'une critique de ce genre, plus réfléchie et plus méthodique, devient nécessaire, à moins de supposer que l'Eglise catholique ait perdu les dons de foi et d'intelli- gence qui lui ont permis de construire la reli- gion des siècles passés, l'on est autorisé à croire qu'elle réussira, par les mêmes moyens, à édifier la religion de l'avenir, en sauvegardant et en expliquant son principe fondamental, qui est la double révélation de Dieu, dans le monde et dans l'homme, la notion religieuse du Dieu vivant et celle du Christ Dieu. Le rationa- lisme vulgaire, avec son Dieu purement trans-
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cendant et son Christ purement homme, est une assez chétive hérésie. Mais cette hérésie même et tout le mouvement de la science contemporaine réclament de la théologie catholique un effort et un travail qui ont été jusqu'à présent trop lents à s'effectuer.
Je m'arrête. Le problème ehristologique, qui a fait, durant des siècles, la vie et le tourment de l'Église chrétienne, n'est pas à reprendre comme s'il n'avait pas été discuté et tranché. Les expériences du passé ne sont pas à répéter. Me soupçonner de vouloir restaurer quelque vieux système, condamné par les anciens con- ciles, serait se méprendre singulièrement sur ma façon d'apprécier les erreurs d'autrefois et l'orthodoxie d'aujourd'hui. Ce qui est acquis est acquis. Le Christ est Dieu pour la foi. Mais les gens nous demandent maintenant de leur expli- quer Dieu et le Christ, parce que nos définitions sont conçues en partie dans une autre langue que la leur. Une traduction s'impose. Ainsi entendu, le problème christologique est encore actuel. En nous taisant sur ce grave sujet, ou en nous bornant à réciter le formulaire tradition-, nel, nous livrons au doute et à l'incrédulité
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beaucoup d'âmes qui ne savent même pas qu'elles auraient le droit de chercher, avec l'Eglise et avec nous, à mieux entendre l'Evangile.
Veuillez agréer, Monseigneur, les sentiments de mon très sincère et profond respect.
LETTRE A UN APOLOGISTE CATHOLIQUE
SUR LA FONDATION ET L'AUTORITÉ T)E l'ÉGLISE
Cher ami,
Vous êtes docteur en Israël. Vous étudiez le fait religieux par la méthode d'observation, qui est bien la meilleure des méthodes pour étu- dier les faits, même religieux. Il peut arriver plus d'une mésaventure à ceux qui parlent du plus petit des faits, par exemple, d'un texte biblique, sans l'avoir observé, je veux dire sans l'avoir remis chez lui, dans son milieu, et j'ose- rai ajouter dans son propre sens. Combien de sages paroles avons-nous échangées sur ce pro- pos, dans nos promenades hygiéniques au bois de Meudon ! Je sais que le chapitre de mon petit livre où j'ai parlé de l'Eglise vous a semblé une assez bonne description du fait ecclésiastique. Au risque d'altérer une impression si favorable, je vous adresse aujourd'hui certaines gloses qui sont destinées à compléter ce que vous avez lu.
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I
L'Eglise a-t-elle été instituée par le Christ ? J'ai qualifié d'insignifiante l'objection que les protestants tirent volontiers de ce que Jésus, dans son enseignement, n'a parlé que du royaume des cieux, et non de l'Eglise. Maintenant encore je trouve que la difficulté n'est qu'apparente, et je crois y avoir suffisamment répondu. Ce n'est pas l'institution qui fait défaut à l'Eglise. Jésus a voulu l'Eglise dans le service apostolique, organisé en vue du royaume éternel, et qui doit durer jusqu'à la fin des temps. Ce service est continué par l'Eglise, dont on peut dire que c'est la raison d'être. La question de perspective est secondaire, en cette matière d'eschatologie qui exclut toule précision. D'ailleurs, la pers- pective du royaume est, en un sens, restée pro- chaine pour l'Eglise comme elle l'était pour Jésus et les premiers disciples de l'Evangile. Jésus est entré dans son règne glorieux par la résurrection ; tous ses fidèles, qui le suivent dans la mort, le suivent aussi dans la gloire ; le royaume, au lieu de se constituer à la limite
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extrême du temps, se constitue, pour ainsi dire, au-dessus du temps ; il est pour chacun au terme de la génération dont il fait partie, au terme de sa propre existence. Et je ne dis pas cela pour nier le purgatoire.
L'idée du royaume renfermait le germe de TEglise et l'espérance éternelle de l'humanité. Ces deux éléments se sont distingués de plus en plus nettement, dans la conscience